Croyez-en vos yeux, avait dit le procureur de l’État. Et le jury a cru ce qu’il a vu, et que le monde entier a vu : un policier posant son genou sur le cou d’un homme qui n’a menacé personne, un homme menotté qui supplie, qui crie manquer d’air, qui appelle sa mère.
Mardi, le président Joe Biden a dit que ce verdict allait changer les choses pour toujours, dans les relations entre la police et les minorités.
Peut-être. Peut-être pas.
C’est vrai : à plus d’un titre, le verdict de culpabilité du policier Derek Chauvin pour le meurtre au deuxième degré de George Floyd est historique.
Mais songez au degré de perfection de la preuve qu’il a fallu pour faire condamner l’agent Chauvin. Des vidéos dans tous les angles. Des passants, bouleversés, qui voient cet homme mourir sous leurs yeux, qui demandent aux policiers de le laisser respirer. Des experts nombreux, magnifiques, qui établissent la cause de la mort : asphyxie. Et, peut-être au-delà de tout le reste : une enfilade de policiers d’expérience de son propre corps de police venus témoigner contre Chauvin. Du chef, qui a parlé d’un « meurtre » dès le départ, aux collègues, aux formateurs, qui tous sont venus éjecter Chauvin de leur corps comme un virus.
La chose est tout à fait exceptionnelle, aux États-Unis comme chez nous. La solidarité dans les rangs est difficile à casser. Les policiers se « comprennent » entre eux, savent qu’une arrestation est rarement une chose jolie à regarder, en connaissent les difficultés, les périls et les ambiguïtés.
Mais dans le cas de Chauvin, de manière remarquable, une sorte d’unanimité s’est faite contre lui. Il n’a pas même témoigné pour sa défense.
Ce cas est donc exceptionnel non seulement par sa conclusion — les accusations sont rares et les acquittements, nombreux. Il l’est aussi par la montagne de preuves qui s’écrasait contre Chauvin.
Pour tous les autres cas, sans témoin, sans vidéo, justice sera-t-elle mieux rendue ? Pas sûr…
Dans tout procès de policier pour usage excessif de la force, le travail de la poursuite est gigantesque. En plus du fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable, s’ajoutent deux facteurs. Premièrement, le droit (et le devoir) des policiers d’utiliser une force raisonnable pour arrêter une personne. Et deuxièmement, la sympathie naturelle du public pour le policier.
J’ai en mémoire quelques procès montréalais retentissants où des acquittements ont été prononcés beaucoup sur ces bases-là : le danger du métier de policier ; et la crainte de faire « gagner » un bandit, ou d’éventuels bandits, en condamnant un agent de la paix qui ne fait que protéger la population.
Dans le procès Chauvin, dont j’ai écouté de grands pans, la défense a aussi tenté de mettre en relief la difficulté du travail policier. On le voit dans leurs propres vidéos : les policiers sont très calmes, on les entend dire à Floyd d’entrer dans la voiture de police, qu’on ouvrira une fenêtre, de ne pas avoir peur, etc. On le voit résister, il est sous l’effet de « substances », apparemment. On voit les policiers lui passer les menottes, tenter sans succès de le fourguer dans la voiture. Il n’y a ni insulte ni agressivité. Le voici par terre, sur le ventre, mains dans le dos.
Puis, cette scène que je n’avais vue que furtivement, mais que j’ai revue encore et encore, révoltante, écœurante : le genou sur la nuque. Floyd qui supplie. Les passants qui disent : vous allez le tuer. L’une a appelé la police…
C’est interminable.
Et il perd conscience.
À chaque visionnement, on se dit : c’est pas possible, il va s’enlever, c’est trop absurde. Tout ça part d’un achat qui aurait été fait avec un faux billet de 20 $ dans un dépanneur par un gars sans arme…
Pas besoin de vouloir désarmer ou définancer la police pour voir l’inutilité tragique de cette escalade de la violence. Et pour penser à tous les cas non filmés, avec comme seuls témoins vivants les policiers eux-mêmes.
Je ne sais pas si c’est un « tournant ». Mais il y a de ces moments de vérité dans les rapports entre la société et son système de justice. Et celui-ci en est un.
Je ne sais pas si c’est un tournant, parce que je me demande s’il faudra une autre preuve parfaite, une sorte d’unanimité scientifique, sociale et constabulaire pour faire condamner un autre abus de force, mortel ou pas.
Mais c’est un moment de vérité, parce qu’on a pu voir de nos yeux comment en toute bonne conscience un flic peut faire crever un homme sans arme, qui ne menace personne, et qui a voulu voler 20 $ à un dépanneur. Peut-être, oui, cette image, cette idée fera-t-elle son chemin dans les consciences et dans les cœurs, puisque pour une fois, on aura vu, impuissants, mourir George Floyd « au nom de la loi ». Et que la loi aura appelé cette chose par son nom : un meurtre.
Cette vérité, c’est aussi ce moment où chacun a pu, ne serait-ce qu’un instant, se mettre dans la peau de cet homme mort sous nos yeux sans raison — à cause de sa peau.
Et réaliser qu’ici aussi, va savoir, on n’est peut-être pas traité exactement de la même manière par la police, selon la couleur de sa peau…
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