États-Unis : le droit à l’avortement menacé
Le mouvement pro-vie attend depuis près de 30 ans une nouvelle chance de plaider devant la Cour suprême pour faire invalider la célèbre décision Roe contre Wade. Il en aura l’occasion dans quelques mois à peine.
Aucun président américain n’a signé de loi garantissant le droit à l’avortement. Aucun Congrès n’en a adopté. Si la pratique est légale à l’échelle nationale, depuis maintenant près d’un demi-siècle, c’est en raison d’une décision rendue par la Cour suprême des États-Unis en 1973, dans la cause Roe contre Wade.
Depuis ce jugement historique qui met le droit à l’avortement à l’abri des restrictions gouvernementales excessives, le mouvement pro-vie ne pense qu’à le faire casser. Or, depuis la décision Marbury contre Madison en 1803, la Cour suprême a le dernier mot — ni le président ni le Congrès ne peuvent infirmer ses jugements. Pour faire annuler Roe, on doit donc forcément passer par une institution : la Cour elle-même.
C’est, en grande partie, ce qui a rendu la question des nominations judiciaires si explosive au cours des dernières années. Tout juge nommé par un président est d’abord évalué en fonction de ce qu’il ou elle serait susceptible de statuer si le plus haut tribunal du pays était à nouveau appelé à se prononcer dans une cause portant sur l’avortement.
Ce jour est arrivé. Ou plutôt, il arrivera l’an prochain.
La Cour suprême vient de mettre l’avenir de Roe contre Wade en doute comme jamais depuis au moins 1992 en annonçant qu’elle allait juger d’ici juin 2022 de la constitutionnalité d’une loi, récemment adoptée par l’État du Mississippi, interdisant l’avortement après 15 semaines de grossesse.
En 1992, une majorité conservatrice à la Cour a revisité Roe pour la toute première fois. De nombreux observateurs s’attendaient à ce qu’elle annule cette décision, mais contre toute attente, la Cour a réaffirmé, dans son jugement Planned Parenthood contre Casey, le noyau de la décision Roe, en y ajoutant une nuance : les États avaient le droit de restreindre l’avortement tant et aussi longtemps que les limites en question ne constituaient pas un « fardeau injuste » envers la femme enceinte.
Le nerf de la guerre, depuis maintenant près de 30 ans, consiste donc à tenter de définir ce que les tribunaux vont considérer, ou pas, comme un « fardeau injuste ». Différents États plus conservateurs ont donc voté, au gré des ans, des lois tirant à des degrés variables sur l’élastique de la constitutionnalité selon la jurisprudence établie par la Cour suprême. Au cours des quatre dernières années, pas moins de 35 États ont adopté des mesures limitant, d’une façon ou d’une autre, l’accès à la pratique. Tout juste avant le Mississippi, la Caroline du Sud avait agi, interdisant en février dernier la fin provoquée d’une grossesse à partir du moment où un battement de cœur du fœtus pouvait être détecté.
Le risque avec la nouvelle cause, Dobbs contre Jackson Women’s Health Organization, qui sera entendue en 2022, ce n’est pas de voir les interruptions de grossesse criminalisées à l’échelle nationale — cela n’arrivera pas. À la limite, même si la Cour devait infirmer entièrement la décision Roe contre Wade, cela n’interdirait pas l’avortement ; les États seraient seulement autorisés à en limiter l’accès comme bon leur semble. Les juges pourraient cependant étioler Roe suffisamment pour que les États soient libres de restreindre l’avortement de façon beaucoup plus marquée qu’aujourd’hui.
Et cette fois-ci, cela pourrait très bien se produire.
Huit des neuf juges de la Cour suprême qui siégeaient en 1992 avaient été nommés par des présidents républicains comme Nixon, Ford, Reagan et Bush. Plusieurs d’entre eux étaient toutefois de mouvance modérée, ou même à gauche. De nos jours, « seulement » six juges sont républicains, mais au moins cinq d’entre eux sont résolument conservateurs. Cela inclut les trois nommés par Donald Trump — Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett —, qui a reconfiguré à lui seul le tiers du tribunal au cours de ses quatre années à la Maison-Blanche.
La juge Barrett, particulièrement, a défrayé la chronique l’automne dernier, dans la foulée de sa nomination explosive à quelques semaines du scrutin présidentiel, pour sa volonté présumée d’annuler Roe. Or, la principale intéressée avait déjà télégraphié, à titre d’observatrice de la Cour des années avant de s’y joindre, le résultat le plus probable d’une future cause remettant en question la fameuse décision.
« Je ne crois pas que le cœur de la décision, soit que les femmes ont le droit de se faire avorter, changerait », disait-elle en 2016. « Mais quant à savoir si les gens peuvent obtenir des avortements tardifs et combien de restrictions peuvent être imposées à des cliniques… je crois que cela changerait. »
Force est de constater que cette lecture est peut-être juste — et qu’Amy Coney Barrett sera en première ligne pour être partie prenante de ce possible mouvement tectonique. Le droit à l’avortement ne sera peut-être pas aboli… mais, très clairement, il fera face dans les 13 prochains mois à sa plus grande menace depuis les 30 dernières années.
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