“La démocratie a gagné”, affirmait avec emphase Joe Biden le jour de son discours d’investiture, le 20 janvier dernier. Une déclaration un peu optimiste, si l’on en juge par ce qui s’est passé ces derniers mois au Texas. Les élus républicains – majoritaires dans cet Etat – ont concocté un projet de loi qui restreint la possibilité de voter par anticipation et par correspondance, rend illégale l’ouverture des bureaux toute la nuit et le drive-thru voting (vote au volant), tous deux très populaires chez les électeurs issus de minorités en 2020.
Officiellement, il s’agit de lutter contre la fraude électorale, pourtant quasi inexistante lors des dernières élections. Officieusement, le but est de décourager des millions de démocrates de se rendre aux urnes. Les républicains ont ajouté en coulisses, au dernier moment, 12 pages de nouvelles mesures : l’une permet d’invalider plus facilement les résultats, une autre interdit le vote anticipé le dimanche avant 13 heures, à la seule fin de rebuter les Noirs qui accomplissent leur devoir civique en allant ou en revenant du culte. Enfin, ils ont modifié sans état d’âme les règles de procédure, raccourcissant le temps laissé à l’opposition pour examiner le texte, qu’ils l’ont finalement mis aux voix un dimanche après une nuit de débat.
Le départ de Trump n’a rien changé
Le Texas n’est pas le seul Etat à vouloir limiter les modalités de vote. Depuis des années, le parti conservateur use, partout où il le peut, de tactiques sournoises et fort créatives pour réduire le taux de participation. Il ferme des bureaux dans les quartiers démocrates, purge les listes électorales, exige des pièces d’identité avec photo, ce qui pénalise les électeurs défavorisés sans passeport ou permis de conduire… Son raisonnement – qui est loin d’être confirmé par les données des élections précédentes – est le suivant : les abstentionnistes aux Etats-Unis sont en majorité des minorités, des pauvres et des jeunes, donc plutôt de gauche. Si on ne les empêche pas de faire leur devoir civique, c’est la défaite assurée des républicains, comme en 2020 où le pays a connu un taux de participation historique.
Pour éviter cela, le Grand Old Party (GOP) a coordonné ces derniers mois un effort massif. Mi-mai, 14 Etats avaient promulgué 22 lois qui rendent l’accès aux urnes plus difficile, et 61 autres sont en cours d’examen dans 18 Etats, selon le Brennan Center for Justice. Plus grave, plusieurs de ces mesures donnent davantage de prérogatives aux élus au pouvoir en matière de comptage des bulletins et d’invalidation des résultats. “Le fait qu’un parti pense que le seul moyen de remporter les élections est de restreindre le nombre de votants s’avère problématique pour la démocratie”, estime Bernard Fraga, politologue spécialiste des élections à l’université Emory.
Le départ de Donald Trump n’a donc rien changé. Le Parti républicain continue de recourir à des pratiques dignes d’une république bananière. Pour s’attirer les bonnes grâces de la base trumpiste, ses membres prétendent toujours que les élections ont été truquées, même si rien ne l’a prouvé. Selon un sondage, près de 2 conservateurs sur 3 contestent la légitimité de Joe Biden. En Arizona, la branche locale est allée jusqu’à recruter une société privée pour recompter les bulletins de vote, des mois après la certification du scrutin. L’affaire a tourné au cirque, et traîne depuis des semaines. Mais d’autres Etats envisagent un recomptage similaire.
Le GOP joue de moins en moins le jeu démocratique
Par cynisme ou conviction, les élus conservateurs ont été peu nombreux à condamner la foule de trumpistes qui, le 6 janvier, a pris d’assaut le Capitole – certains essaient maintenant de réécrire l’Histoire, alléguant que les émeutiers étaient de paisibles touristes… Pis, ils se sont opposés récemment à la création d’une commission destinée à enquêter sur l’insurrection, de peur sans doute que ses conclusions ne leur portent tort. Et mieux vaut ne pas défier la ligne officielle. Dans une purge quasi stalinienne, ils ont démis de ses fonctions Liz Cheney, l’une des pontes de la Chambre. Sa faute ? Avoir voté en faveur de l’impeachment de Donald Trump et osé déclarer qu’il avait perdu le scrutin.
En réalité, le GOP joue de moins en moins le jeu démocratique. “Il ressemble maintenant davantage aux partis autocratiques au pouvoir comme l’AKP en Turquie ou le Fidesz en Hongrie qu’à ceux de centre droit”, analyse l’Institut V-Dem de recherche en Suède. Parce qu’il est motivé par “la peur”, écrivent Steven Levitsky et Daniel Ziblatt dans La Mort des démocraties (Calmann-Lévy). Les conservateurs, majoritairement blancs, chrétiens et ruraux, savent que, dans une société de plus en plus métissée, urbaine et laïque, “leurs perspectives électorales à moyen terme sont maigres”, expliquent les deux chercheurs. Résultat, “tous les coups sont permis pour gagner” et garder le pouvoir. “Dans un régime bipartite, ce n’est pas une situation vivable à long terme que l’un des deux partis conspire ouvertement contre le système”, observe David Faris, auteur de It’s Time to Fight Dirty, un ouvrage sur la nécessité de réformer les institutions américaines.
Motivés par “une profonde inquiétude” sur “les changements radicaux des procédures de vote”, près de 200 universitaires et chercheurs, dont Francis Fukuyama, se sont mobilisés. “Notre entière démocratie est maintenant en danger”, affirment-ils dans une lettre ouverte. Une réaction “exagérée”, selon Trey Grayson, un républicain modéré. Le système politique a tenu depuis plus de deux cents ans, il comporte “beaucoup de garde-fous”, et, malgré les pressions de Donald Trump, les responsables des élections dans les Etats ont fait leur boulot. “Les Américains ont trop foi dans leurs institutions. Ils assument que les Pères fondateurs étaient des génies qui ont tout prévu pour éviter l’effondrement de la démocratie. Mais, en janvier, 147 membres du Congrès ont voté contre la certification des résultats”, rétorque David Faris. Pour lui, on n’est pas à l’abri d’un scénario catastrophe en 2024, où les conservateurs, ayant regagné le contrôle du Congrès, refuseraient de reconnaître la victoire d’un démocrate à la Maison-Blanche.
Et Joe Biden n’a guère de moyens de les contrer. Le projet de loi qui visait à imposer des mesures fédérales pour protéger l’intégrité du scrutin vient de capoter. Au Texas, en protestation contre le passage en force de la loi électorale, les démocrates ont eu recours à une tactique radicale : ils ont quitté la salle. Faute du quorum nécessaire, le vote a dû être annulé. Jusqu’à une prochaine date.
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