Le 10 septembre 2001, l’humeur du peuple américain était au beau fixe. Vingt ans plus tard, les Américains sont au bord de la crise de nerfs. À trop vouloir se protéger des menaces terroristes extérieures, Washington a oublié de s’occuper des siens.
Le ciel new-yorkais à l’aube du 11 septembre 2001 était à l’image de l’avenir qui se dessinait pour les États-Unis en ce début du XXIe siècle : radieux, sans nuages à l’horizon. Le pays régnait désormais en seule superpuissance de la planète, ses ennemis idéologiques tombaient en ruine et la Chine n’en était qu’aux balbutiements de ce qu’elle allait devenir.
Depuis 1992, la croissance économique avait été ininterrompue ; la performance de la période de 1996 à 2000 avait même égalé celle des années 1960, pourtant au cœur des Trente Glorieuses, une époque faste pour le tissu industriel américain. Cette fois-ci, c’était la révolution technologique qui menait la charge.
L’État fédéral baignait dans des surplus budgétaires inédits et le pays avait commencé à rembourser sa dette nationale, alors de 5 000 milliards de dollars. Les candidats à la présidentielle de 2000 rivalisaient de générosité dans leurs promesses de baisses d’impôt.
L’ère des premières guerres de tranchées partisanes au Congrès était bel et bien entamée — il y a quand même eu, à la fin des années 1990, la première procédure de destitution complète d’un président en exercice depuis 1868 ! —, mais l’appareil gouvernemental et législatif fonctionnait. Bill Clinton avait travaillé avec les républicains pour atteindre l’équilibre budgétaire, réformer l’aide sociale et instaurer un large programme d’assurance maladie pour les enfants, entre autres réalisations marquantes. Et son successeur républicain, George W. Bush, dès les premiers mois de sa présidence, envisageait une coopération bipartisane, notamment sur les fronts de la fiscalité et de l’éducation.
Bref, le peuple était satisfait. Une majorité claire d’Américains jugeaient l’Union sur la bonne voie.
Vingt ans plus tard, l’horizon du pays s’est obscurci, autant que le ciel de Manhattan au milieu de la fatidique matinée du 11 septembre 2001.
La décennie suivante a été marquée aux États-Unis par un débat principal : le rôle que devrait jouer sur la scène internationale la première puissance du monde à la suite des attaques du 11 Septembre. La réponse de George W. Bush a pris la forme de deux guerres au Moyen-Orient, en Afghanistan et en Irak, afin de protéger les citoyens américains de cette nouvelle menace diffuse que constituait le terrorisme islamiste. Du coup, il a fait de son pays le « gendarme de la planète » et a instauré la « doctrine Bush » : la meilleure façon de défendre les États-Unis est d’exporter la démocratie. Les Américains allaient « répandre la liberté partout dans le monde », pour reprendre l’expression prisée par George W. Bush. Une nouvelle version de la Pax Americana de John F. Kennedy, que bon nombre de membres de la garde rapprochée du président Bush — du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld à son adjoint Paul Wolfowitz, en passant par le vice-président Dick Cheney — souhaitaient depuis la fin de la guerre froide, 10 ans plus tôt.
Une quantité incalculable d’essais et de documentaires ont analysé, appuyé ou encore critiqué cette doctrine. En 2000, le candidat présidentiel Bush, alors gouverneur du Texas, avait pourtant prôné une politique étrangère d’« humilité », rejetant ce qu’il qualifiait d’efforts de « construction de nations » entrepris par l’administration précédente de Bill Clinton en Haïti ou au Kosovo, par exemple.
Le 11 septembre 2001 a chamboulé son programme présidentiel. Le pays était dorénavant aux prises avec « une guerre pas comme les autres », dans laquelle « les océans ne [parvenaient] plus à protéger [les Américains] ».
Mais l’ennemi de la puissance des États-Unis, en fait, n’était pas celui que l’on croyait et ne se trouvait pas dans de lointaines contrées. Ce qui allait fragiliser la démocratie du pays venait de l’intérieur.
Les surplus budgétaires ont fait place à des déficits historiques, en raison de guerres coûteuses et de programmes de relance économique tout aussi onéreux dans le sillage de la crise financière de 2008, provoquée notamment par un laxisme et une incompétence étatiques face aux puissants de Wall Street.
En 20 ans, la dette publique de l’État fédéral américain a ainsi quintuplé : elle est de quelque 28 000 milliards de dollars en date de 2021, ce qui donne un ratio d’endettement par rapport au produit intérieur brut supérieur à celui enregistré après la Seconde Guerre mondiale.
Ce dérapage financier qui affaiblit le pays est le fruit d’une autre menace. Alors que les États-Unis s’imposent comme modèle démocratique, leurs institutions politiques s’effondrent. Toutes les présidences depuis le début du XXIe siècle sont handicapées par le dysfonctionnement législatif entre la Maison-Blanche et le Congrès. Le niveau de polarisation entre les démocrates et les républicains atteint un sommet depuis la guerre de Sécession (1861-1865), conflit intérieur au cours duquel 620 000 combattants ont laissé leur vie.
Si le peuple américain respirait la bonne humeur et la confiance le 10 septembre 2001, 20 ans plus tard, il a le cafard. Il est mécontent. Lorsque Joe Biden a été élu, en novembre 2020, moins du quart des Américains se disaient satisfaits de la direction dans laquelle était engagé leur pays, d’après les sondeurs. Même en plein cœur de la « lune de miel » du nouveau président, un mois après son entrée en fonction, à peine le tiers des Américains, selon un sondage de The Economist, se déclaraient contents de la trajectoire que poursuivaient les États-Unis.
Pire, l’électeur américain moyen se méfie de son prochain.
Les données et études, qui se multiplient depuis quelques années, révèlent que les Américains sont de moins en moins enclins à avoir des amis, des voisins ou des conjoints appuyant un parti politique différent du leur. La gauche américaine a été marquée par un mouvement de censure qui a émergé sur les campus universitaires et qui a pris de l’ampleur. La droite, quant à elle, se range toujours largement et quasi aveuglément derrière un leader aux tendances autoritaires qui continue de remettre en question la légitimité même des élections américaines.
La dernière année, tout particulièrement, a inspiré des doutes sérieux quant à la durabilité non seulement de l’hégémonie, mais de la démocratie américaine. Cette fragilité n’est évidemment pas entièrement attribuable à la réponse du pays aux attentats du 11 septembre 2001. Reste que les dommages, directs et collatéraux, qu’elle a engendrés auront eu un effet incommensurable sur les niveaux de cynisme, de division et, finalement, de désir d’un style politique plus populiste, nationaliste… et autoritaire.
Pendant que les Américains avaient le regard braqué sur le danger extérieur, la menace intérieure demeurait dans leur angle mort. Selon les Centers for Disease Control and Prevention et la Global Terrorism Database, dans les années suivant le 11 Septembre, environ 50 fois plus d’Américains ont été tués par des armes à feu que par des attentats terroristes.
L’État cherchait à combattre la radicalisation islamiste, alors que les réseaux sociaux émergents contribuaient au tribalisme politique extrême entre Américains, en toute liberté. Le pinacle de la radicalisation intérieure a été l’insurrection armée contre le Capitole, siège du pouvoir législatif depuis deux siècles, menée par un président sortant.
Contrairement aux tours jumelles, l’Amérique, elle, tient toujours debout. Mais ses assises sont sérieusement atteintes.
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