Borders and Guns

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Selon le Gun Violence Archive, en 2021, 40 726 personnes sont mortes par arme à feu aux États-Unis. Depuis 2014, 36 000 personnes meurent ainsi chaque année : tous les dix ans, c’est l’équivalent de la population de la ville de Laval qui disparaît chez notre voisin du Sud. Cette année, le taux d’homicides atteint des sommets inégalés depuis le milieu des années 1990.

Or, la violence endémique dans la société états-unienne est directement liée à la prolifération des armes — ce que confirme la recherche. Plus encore, Sripal Bangalore et Franz H. Messerli ont établi dans l’American Journal of Medecine que le taux de possession d’armes est un solide facteur prédictif du taux de décès liés aux armes à feu. Plus encore, explique le criminologue Franklin Zimring, cette disponibilité rend la criminalité plus létale qu’ailleurs en Occident.

Cela est d’autant plus inquiétant, selon Garen J. Wintemute (dans Injury Epidemiology, 2021), que les vérifications des antécédents des acheteurs d’armes à feu entre janvier 2020 et septembre 2021 dépassent les prévisions de 60 %. D’autant, ajoute-t-il, que cette mesure sous-estime les achats puisqu’elle ne tient compte ni des acquisitions multiples au cours d’une transaction ni des ventes entre particuliers. Or, la dernière évaluation du nombre d’armes en circulation aux États-Unis par le Small Arms Survey date de 2018 : elle estimait alors le nombre d’armes en circulation dans la population civile aux États-Unis à 393,3 millions — 120,5 armes pour 100 habitants. Le Pew Research Center estime qu’en 2021, quatre adultes sur dix vivent dans un ménage où il y a une arme à feu, tandis qu’un tiers des Américains en possède une. Il faut replacer cela dans le contexte où, comme l’explique le professeur et membre associé à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand Francis Langlois, le discours entourant la possession et l’utilisation des armes a profondément changé depuis le début des années 1980 : la détention d’armes à feu n’est plus liée au tir sportif ou à la chasse, mais celles-ci sont devenues un véritable objet identitaire et un moyen d’affirmer son individualité.

De surcroît, la période récente est particulière à plus d’un titre. Ainsi, la professeure de sociologie au Northland College Angela Stroud relève trois hausses marquantes au cours des cinq dernières années aux États-Unis : hausse du nombre de personnes tuées ou blessés par arme à feu ; hausse du nombre des tueries ; et hausse du nombre de manifestations auxquelles participent des citoyens civils lourdement armés, dont une majorité d’hommes blancs. Elle explique comment cette société, de plus en plus violente, en vient de manière sophistiquée à légitimer l’usage et le port d’armes à feu.

Dès lors, la prolifération des armes dans les villes, et surtout aux abords et dans les établissements scolaires, représente un problème substantiel que les institutions étatiques et locales gèrent très différemment. D’un côté, par exemple, le district scolaire de Newburgh dans l’État de New York offre la possibilité d’un enseignement à distance à la suite d’une série d’incidents liés à des armes à feu. De l’autre, un projet de loi (HB99) vient d’être adopté par la Chambre basse de l’Ohio et chemine vers la Chambre haute de cet État pour autoriser les enseignants (avec une formation minimaliste) à apporter des armes en classe — une mesure qui est présentée comme un gain pour les écoles rurales qui n’ont pas les moyens d’embaucher des gardiens de sécurité, mais comme un risque de dérapage accru pour ses opposants. À l’heure où la Cour suprême s’apprête — dans la cause New York State Rifle Pistol Association v. Bruen — à alléger le contrôle sur les armes, les enjeux sont réels. Ils le sont d’autant plus que les législations disparates créent un effet domino, où le franchissement d’une frontière d’un État à l’autre permet de contourner des mesures contraignantes.

Ce problème qui ronge les États-Unis de l’intérieur (le Washington Post parle de « l’autre épidémie ») a aussi un effet de contagion au-delà des frontières du pays.

En effet, depuis plusieurs décennies, le Mexique est aux premières loges. Selon un rapport du Secretaría de Relaciones Exteriores (SRE) du gouvernement mexicain en date de décembre dernier, près de 3 millions d’armes ont été importées illégalement des États-Unis. Et selon le US Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives (ATF), 70 % des armes liées à des scènes de crime au Mexique proviennent des États-Unis. Une enquête du Washington Post fait le lien d’ailleurs entre les armes de calibre 50 utilisées par les militaires américains en Irak et en Afghanistan et leur emploi dans la période récente par les cartels au Mexique contre des hélicoptères de la police, des commissariats… parfois quelques jours après qu’elles ont été acquises au Texas ou en Arizona. Ces armes font ensuite leur chemin, en suivant les routes du trafic de drogue en sens inverse, jusqu’en Amérique centrale, où elles contribuent à alimenter la violence et à jeter sur les routes des milliers de migrants dans une spirale sans fin. De manière similaire, au cours des cinq dernières années, l’ATF a déterminé, à la demande d’Ottawa, la provenance des armes utilisées sur le territoire canadien : parmi elles, 20 806 provenaient des États-Unis.

D’un côté, il n’y a aucune loi fédérale américaine qui sanctionne le trafic d’armes aux États-Unis. De l’autre, l’acteur oublié de cette équation, selon les termes du Center for American Progress, est l’industrie des armes. Concentrée entre les mains de quelques entreprises, sa redevabilité est minimale, d’autant que l’agence qui est censée les contrôler (ATF) a des pouvoirs limités et que le gouvernement précédent a contribué, selon l’Arms Control Association, à alléger les contraintes à l’exportation des armes légères. Même si la situation actuelle au Québec ne peut être réduite à la seule dimension états-unienne, il demeure que l’incidence de cette dernière n’est pas négligeable.

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