War and Democracy

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Guerre et démocracie

DÉSIGNER un ennemi intérieur permet à un dirigeant contesté d’assimiler ses rivaux politiques à des factieux, des émeutiers, des agents de l’étranger. Mais il lui est aussi utile de désigner un ennemi extérieur et de prétendre réagir à ses menaces : en se posant en garant des intérêts supérieurs de la nation, il gagne en majesté. Selon les Occidentaux, une telle clé d’interprétation expliquerait à la fois que M. Vladimir Poutine ait durci la répression de ses opposants et qu’il ait dans le dossier ukrainien réclamé aux États-Unis des garanties de sécurité dont il savait qu’elles ne seraient pas satisfaites (lire « Ukraine, pourquoi la crise »). Toutefois, s’il faut chercher un président ayant intérêt à une épreuve de force militaire pour endiguer son impopularité, M. Joseph Biden est au moins aussi indiqué que son homologue russe…

La presse américaine, dont les analyses sont aussitôt reprises par les médias français, nous explique qu’« une Ukraine démocratique représenterait un danger stratégique pour l’État répressif construit par M. Poutine. Elle pourrait encourager les forces favorables à la démocratie en Russie (1) ». Qui peut croire pourtant que le vent de liberté soufflant d’un pays aussi pauvre et corrompu que l’Ukraine, dont les deux principaux dirigeants de l’opposition font l’objet de poursuites judiciaires, ait terrorisé le Kremlin ? Et ce n’est pas non plus l’attachement de Kiev aux libertés publiques qui lui a valu l’appui militaire de la Turquie.

Mais des grandes phrases sur la démocratie en péril, une escalade militaire, des budgets obèses pour le Pentagone (2), rien de tel pour souder des élus républicains et démocrates qui le reste du temps s’affrontent et miment l’insurrection ou la guerre civile. « Afin de défendre la paix à l’étranger, le président Biden doit faire un peu la paix ici », lui conseille même le Wall Street Journal. « La résistance à la Russie unit les sénateurs progressistes et conservateurs » (3). En somme, un conflit avec Moscou apaiserait un peu les haines politiques américaines…

La présidence erratique de M. Donald Trump, ses deux mises en accusation devant le Congrès, les bobards du « Russiagate », l’assaut du Capitole, les accusations de fraude électorale ou de manipulation du scrutin ont sapé la prétention de Washington à asséner des leçons de démocratie au monde entier. Admettant que ses prophéties d’une « fin de l’histoire » avaient été démenties, Francis Fukuyama avance « deux facteurs-clés [qu’il a] sous-estimés à l’époque ». L’un d’eux, justement, était la « possibilité d’une décomposition politique des démocraties avancées » (4). Or, s’alarme Fukuyama, les divisions internes des États-Unis portent atteinte au pouvoir de dissuasion de l’Occident.

Mais, quelques mois après la débâcle occidentale en Afghanistan, conclue sans que les Européens embarqués dans cette aventure soient consultés sur son dénouement, suivie du camouflet américain infligé à la France dans le Pacifique, Washington peut user de la crise ukrainienne pour tancer ses alliés et resserrer les rangs sur le Vieux Continent.

SERGE HALIMI

(1) The Wall Street Journal, New York, 21 janvier 2022.

(2) Le 15 décembre 2021, le Sénat a voté par 88 voix contre 11 un budget militaire de 768 milliards de dollars, soit 25 milliards de plus que ce que réclamait le Pentagone.

(3) Walter Russell Mead, « How to halt Putin’s Ukraine push », The Wall Street Journal, 18 janvier 2022.

(4) Francis Fukuyama, The New York Times, 9 janvier 2022.

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