La nomination de Ketanji Brown Jackson par Joe Biden à la Cour suprême des États-Unis offre une occasion en or de refaire l’image des garde-fous de la démocratie du pays. Notre collaborateur décrypte ce processus mis à mal ces dernières années.
L’annonce de la retraite du juge Stephen Breyer de la Cour suprême des États-Unis le 27 janvier dernier n’a pas créé d’onde de choc. Le fait qu’il soit le doyen de la Cour à 83 ans rendait son départ prévisible — ce moment était même attendu avec impatience par plusieurs membres de l’entourage du président Joe Biden.
En effet, ce départ assurera aux démocrates la possibilité de remplacer avant les élections de mi-mandat ce juge nommé par Bill Clinton et appartenant à l’aile gauche de la Cour par une juriste de mouvance semblable : Ketanji Brown Jackson, actuellement juge à la plus prestigieuse cour d’appel fédérale aux États-Unis.
Même si Jackson, une fois confirmée par le Sénat dont les audiences ont lieu du 21 au 24 mars, ne chamboulera pas la composition idéologique de la Cour, cette nomination est historique : la juriste deviendrait la toute première Afro-Américaine à siéger à la Cour suprême.
Elle met aussi en relief ce pouvoir crucial dévolu à un président, dont les choix influencent la vie des Américains pendant des décennies.
D’un président à l’autre
Ce levier que détient un locataire de la Maison-Blanche n’est toutefois pas garanti. Tout dépend des hasards de la vie… et de la composition du Sénat, qui a le dernier mot.
Si Richard Nixon a pu remplacer pratiquement la moitié de la Cour — seulement dans son premier mandat (1969-1973) — en réussissant à faire confirmer la nomination de quatre nouveaux juges, Jimmy Carter (1977-1981) n’a pas eu la chance d’en faire une seule, idem pour George W. Bush au courant de son premier mandat.
À sa deuxième année à la Maison-Blanche, Joe Biden bénéficie donc d’une occasion de laisser une marque qui lui survivra sans doute longtemps.
Pour de nombreux démocrates, il s’agira probablement d’un bien maigre prix de consolation, puisque les quatre années Trump ont vu la majorité conservatrice de la Cour se consolider, le 45e président procédant à un trio de nominations qui leur ont été particulièrement difficiles à avaler.
Rappelons les faits : en 2016, à la dernière année de la présidence Obama, le juge Antonin Scalia, l’un des plus conservateurs de la Cour, décède subitement dans son sommeil, donnant l’occasion à Obama de remplacer ce magistrat nommé par Ronald Reagan en 1986.
Or, le Sénat détenu majoritairement par les républicains bloque toute considération du juge nommé par Obama… jusqu’à l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, près d’un an plus tard. Et ce dernier nomme un nouveau juge, Neil Gorsuch, un choix que le Sénat républicain s’empresse de confirmer. C’est la première nomination de Trump.
En 2018, Trump choisit Brett Kavanaugh pour remplacer le juge Anthony Kennedy (une autre nomination de Reagan, mais réputée plutôt centriste). Les audiences publiques devant le Sénat sombrent dans le psychodrame national lorsqu’il est accusé d’agression sexuelle, entre autres par la professeure Christine Blasey Ford. Le Sénat confirme la nomination de Kavanaugh par la plus mince majorité de l’histoire — 50 voix contre 48.
Puis, en 2020, à 50 jours de l’élection présidentielle, décède la doyenne de la Cour et la leader de son aile la plus progressiste, Ruth Bader Ginsburg. Pour la remplacer, Trump sélectionne Amy Coney Barrett, une juriste nettement plus à droite. Et le Sénat républicain, qui avait fait traîner la dernière nomination d’Obama pendant 10 mois en 2016, expédie le processus de confirmation pour Barrett en moins d’un mois, lui permettant d’être assermentée à moins d’une semaine du scrutin présidentiel.
Les démocrates voient rouge et considèrent avoir été victimes d’une injustice. Certains envisagent des solutions extrêmes, comme la possibilité d’ajouter des sièges à la Cour une fois au pouvoir afin de réduire la majorité conservatrice.
L’idée est risquée pour la crédibilité de cette institution : chaque fois qu’un des deux partis contrôlerait à nouveau l’appareil gouvernemental, il n’aurait qu’à ajouter des sièges pour diluer la majorité qui aurait été mise en place par l’administration précédente. La Cour, ayant longtemps joui d’un plus grand capital de confiance que le président ou le Congrès, pourrait être perçue comme une grossière extension du pouvoir politique.
Le juge Breyer lui-même a cru bon de sortir publiquement l’an dernier pour lancer un avertissement quant aux méfaits potentiels que faisait planer une telle réforme au-dessus de l’institution. Cette idée semble, du moins pour le moment, avoir été enterrée à la suite des travaux de la commission d’étude mise sur pied par Biden sur la réforme de la Cour suprême.
En optant pour Ketanji Brown Jackson, le président y est allé d’un choix susceptible de rallier l’ensemble des démocrates et, qui sait, peut-être même une poignée de républicains au Sénat.
L’autre scénario aurait aisément pu se dérouler ainsi : comme la défunte juge Ginsburg avant lui, Breyer s’accroche… et quitte ses fonctions, possiblement en raison de causes naturelles, après que les républicains eurent repris la majorité au Sénat en novembre prochain. Et ces derniers empêchent Biden, comme ils l’ont fait pour Obama, de pourvoir tout siège à la Cour… jusqu’à ce qu’un président républicain — comme Donald Trump — revienne au pouvoir.
Dans leur best-seller How Democracies Die, les politologues Steven Levitsky et Daniel Ziblatt mettent en garde contre les pratiques qu’ils appellent « constitutional hardball » : pousser les rouages constitutionnels d’un pays à l’extrême uniquement pour des gains partisans, sans considération pour les effets sur le tissu démocratique et social. Cette ultrapartisanerie autour des nominations à la Cour suprême fait partie des exemples principaux qu’ils citent comme facteurs contribuant à l’érosion de la démocratie.
En remplaçant le juge Breyer par la juge Jackson, Joe Biden ne révolutionnera peut-être pas la Cour suprême. Il aura tout de même la possibilité de redorer, ne serait-ce que temporairement, l’image que se font des millions d’Américains de la démocratie dans leur pays.
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