Leur été est notre hiver. Dans le sud des États-Unis, c’est la « belle saison » que l’on passe à l’intérieur. Celle où les parents veillent quand les petits jouent dehors. Celle où l’on doit tenir compte des éléments quand on travaille à l’extérieur, quand un 42 °C humide peut se faire aussi dangereux qu’un -20 °C. Il faut dire que de la côte pacifique au désert, du Colorado aux Prairies, le centre et le sud-ouest des États-Unis ont toujours posé des défis pour les populations qui y vivent. Parce que ces régions connaissent régulièrement des sécheresses cycliques. De celles qui pouvaient durer un an, ou dix. De celles qui pouvaient changer les structures sociales.
La terrible histoire du Dust Bowl est là pour le rappeler. Au début du XXe siècle, une série d’événements économiques et politiques a mené des milliers d’Américains au confluent du Kansas, de l’Oklahoma, du Missouri et du Texas pour cultiver les plaines du Sud-Ouest américain, là où l’herbe des prairies était si drue qu’elle ne convenait qu’aux bisons. Mais cette aventure humaine s’est arrêtée abruptement lorsqu’une succession de sécheresses a frappé les plaines à compter de 1931 — et pendant une décennie —, engendrant un véritable cataclysme climatique : lorsque les agriculteurs n’ont plus été en mesure de cultiver la terre, trop sèche, ils ont laissé des champs hersés, nus, exposés aux vents chauds et secs.
Les bourrasques constantes ont emporté la terre érodée dans des nuages de poussière monstrueux. Durant une décennie, ces « blizzards noirs » ont ensablé les fermes des prairies et ont obscurci ponctuellement les cieux de la côte atlantique. Le retour des pluies en 1940, l’adaptation des méthodes de labours et le forage de puits dans la nappe phréatique de l’Ogallala ont mis un terme à ce triste épisode. Pour un temps. Car les changements climatiques changent la donne en décuplant le phénomène des sécheresses cycliques. L’évolution est déjà palpable. En Arizona, la ville de Phoenix collectionne les records de température. La Californie brûle saison après saison, et toujours plus tôt chaque année. Mais c’est le fleuve Colorado, artère aquifère vitale de Las Vegas, Phoenix et Tucson (et accessoirement de Denver, Salt Lake City, Albuquerque, Los Angeles et San Diego), moteur de l’agriculture, de l’Arizona aux ranchs du Wyoming, et clé de la production hydroélectrique, officiellement en crise.
Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, il y a 10 jours, le U.S. Bureau of Reclamation a choisi de différer les lâchers de barrage. Entre mai et juillet, en principe, le Colorado est réalimenté par la fonte du manteau neigeux en amont. Aujourd’hui, les sols asséchés boivent l’eau de fonte, qui n’atteint pas le fleuve. Harnaché, détourné, pompé, le Colorado n’est plus que l’ombre de lui-même : son niveau est au plus bas. Avec des répercussions en cascade. Sur la production électrique, qui pourrait devenir imprévisible. Sur l’accès à l’eau des consommateurs en aval : il y a 100 ans exactement, les États riverains du fleuve se partageaient les droits de cette manne hydrique, mais aujourd’hui, ce partage ne correspond plus aux réalités du fleuve. Certaines communautés pourraient être rationnées, voire privées, d’accès à l’eau.
Dans l’ouest et le centre du pays, il n’est plus envisageable de remédier à la sécheresse en pompant frénétiquement les nappes phréatiques comme on a pu le faire pour se sortir de l’épisode du Dust Bowl : elles aussi se contractent — qu’il s’agisse de l’aquifère de Memphis Sands, de celle de la Central Valley ou encore de l’immense nappe phréatique de l’Ogallala. Leur disparition d’ici la fin du siècle, explique l’institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), menacera la sécurité alimentaire à l’échelle du continent. Avec à la clé des mouvements migratoires internes considérables. On observe déjà une émigration de la Californie vers l’est à la suite des feux récurrents des dernières années. En Arizona, le rationnement du Colorado a conduit au départ de fermiers, qui cèdent des exploitations qui appartenaient à leurs familles depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, la mobilité est un luxe que les communautés les plus vulnérables n’ont pas forcément. Mais viendra un moment où il ne s’agira plus que de survie.
À partir de l’étude des anneaux de croissance d’arbres, une équipe de recherche de la NASA menée par Ben Cook a extrapolé les scénarios des cycles de sécheresse. Dans sa publication dans Science Advances en 2015, elle cartographie la probabilité de désertification de l’Amérique du Nord si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites. Les conclusions sont sans appel : en 2095, une zone allant de la Californie au Texas, et de l’Arizona au Kansas, glissera vers un désert aride. Cette transformation perturbera l’occupation humaine d’ici 2070, comme l’ont écrit Timothy Kohler, Timothy Lenton et Marten Scheffer dans Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) en 2020.
Les représentations cartographiques qu’en fait le projet de Propublica sur les migrations climatiques dessinent les limites de la survie humaine dans ces zones devenues inhospitalières d’une Amérique du Nord définie par l’inaction environnementale. Au point où, selon Abrahm Lustgarten, l’un des auteurs, les flux migratoires de ceux qui fuiront la sécheresse, d’un côté, et la chaleur humide intense, de l’autre, tout comme les phénomènes climatiques extrêmes au nord et au sud, finiront par se télescoper en autant de chocs migratoires.
Les États-Unis ont déjà connu des mouvements de population de cette nature : le Dust Bowl avait poussé sur les routes les premiers réfugiés climatiques de l’histoire du pays. Et ça ne s’était pas bien passé : le gouverneur du Colorado de l’époque avait déclaré la loi martiale en avril 1936 et avait déployé la garde nationale à la frontière méridionale de son État, estimant qu’il n’avait plus la capacité d’admettre d’autres réfugiés. La Californie se refusait à leur intégration, limitant l’accès des « Okies » à certains espaces, tandis que des patrons exploitaient ces miséreux venus de l’est — une ambiance dépeinte dans les romans de Steinbeck. De fait, faute de développer des politiques d’adaptation aux changements climatiques, comme le GIEC a appelé à faire dans son dernier rapport, ces mouvements iront croissant. Et avec cela, le fractionnement des communautés, des sociétés, l’accentuation des inégalités et l’érosion accélérée du contrat social. On aurait tort de croire, là-bas comme ici, que certains phénomènes peuvent être contenus par la fermeture de frontières.
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