Ce n’est pas l’assassinat de 19 enfants âgés de 9 à 11 ans, et de deux de leurs enseignantes, qui va atténuer la peur morbide qu’éprouvent certains élus et leurs électeurs à l’égard de mesures plus strictes concernant les armes à feu.
Les reportages, les textes et les témoignages pullulent depuis l’effroyable tuerie à Uvalde, au Texas. Ils disent tous la même chose : malgré ce nouveau drame, rien ne changera. L’accès aux armes demeurera tel quel aux États-Unis.
Non seulement cette lecture est juste, mais elle révèle la dose de réalisme acquise par les analystes et commentateurs après une décennie de tragédies insensées, de Sandy Hook à Uvalde. Tous les efforts des 10 dernières années pour resserrer le contrôle des armes à feu ont avorté.
Cela dit, les hypothèses sommaires souvent émises pour expliquer l’immense difficulté à légiférer en matière d’armes à feu, notamment l’argent et le pouvoir de la National Rifle Association (NRA), nécessitent un regard plus approfondi.
Si le discours de la NRA trouve un tel écho chez ses membres et les élus pour la plupart républicains, ce n’est pas simplement parce qu’elle « achète » ces derniers. Son message passe aussi largement auprès de ces gens parce qu’il touche à deux phénomènes fondamentaux observés dans la société américaine : la méfiance et le tribalisme.
Les effets de la perte de confiance
La revue universitaire Political Behavior reprend dans son numéro de juin un texte originalement publié en juillet 2020 par un quatuor de politologues de l’Université de Stony Brook, lequel montre comment un lien de confiance rompu envers les institutions gouvernementales conduit les électeurs à s’opposer aux propositions les plus modestes en matière de contrôle des armes à feu.
Alors qu’ils peuvent initialement se dire, en principe, ouverts à telle ou telle mesure plus limitante, ils se voient vite conquis par la crainte de la « pente glissante » : l’argument selon lequel la mesure en question n’est que la première étape d’un processus qui mènera inévitablement à des règles nettement plus strictes qu’ils rejettent. La NRA fait directement appel à ce réflexe cognitif et émotif.
Par exemple, dès les semaines suivant la tuerie de Sandy Hook en 2012 — lors de laquelle 20 enfants de six et sept ans ont été assassinés, en plus de 6 adultes —, alors que le Congrès américain se penchait sur la possibilité d’instaurer une vérification universelle des antécédents criminels avant l’achat d’une arme, le président de la NRA soutenait cet argument : « Ce qu’ils vont faire, c’est transformer cette vérification universelle en registre universel des personnes respectant la loi. » Et parce que ces millions d’électeurs doutent que le gouvernement s’en tiendrait à ces mesures, ce message fonctionne : aucune réglementation qui pourrait recevoir un large appui populaire n’atteint l’étape de l’adoption législative.
Quand les électeurs se regroupent
L’autre phénomène social qui empêche l’adoption de lois plus strictes en matière de contrôle des armes à feu est ce que les politologues appellent le « triage ».
Traditionnellement, les deux partis politiques américains étaient constitués de larges éventails d’électeurs qui pouvaient être idéologiquement hétéroclites. Autrement dit, bon nombre d’électeurs à gauche de l’échiquier pouvaient voter pour le Parti républicain, tout comme des électeurs à droite pouvaient appuyer le Parti démocrate.
Or, ces dernières années, les électorats sont devenus de plus en plus idéologiquement homogènes. Les électeurs de gauche se sont regroupés au sein du Parti démocrate, et ceux de droite au sein du Parti républicain.
Avec ce triage vient, dans un contexte de méfiance politique prononcée entre républicains et démocrates, une propension à croire que si l’on accorde un pouce aux propositions du camp adverse, il prendra un pied.
Dans le cas du contrôle des armes, cela signifie que des électeurs républicains favorables à certaines mesures parrainées par les démocrates seront récalcitrants à se rallier à leurs propositions. Dans une dynamique où une tribu politique se coupe de plus en plus de l’autre, toute coopération devient plus ardue — et tout règlement davantage associé à l’une est plus susceptible d’engendrer une résistance naturelle de l’autre.
Qu’elle soit animée par la méfiance envers l’État ou par le tribalisme politique, la réaction est la même au bout du compte : chez l’électorat républicain, l’argument de la « pente glissante » entraîne une paralysie devant les gestes à faire pour mettre fin à ces massacres.
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