Guns, Abortion or the ‘Tyranny of the Minority’ in the US*

<--

Armes, avortement : aux Etats-Unis, « la tyrannie de la minorité »

La juriste Anne Deysine analyse, dans une tribune au « Monde », les effets contre-productifs, pour les républicains et la droite religieuse, des excès des conservateurs, pourtant minoritaires dans le pays, à la Cour suprême et au Sénat.

Lorsque la Cour suprême des Etats-Unis a, en 1973, dans l’arrêt Roe v. Wade, découvert dans la pénombre de la Constitution un droit à l’avortement, elle a fédéralisé ce droit, préemptant ainsi le rôle des Etats et suscitant la colère de conservateurs criant à l’ingérence du gouvernement fédéral. La droite religieuse était, quant à elle, vent debout contre la création d’un droit qui ne figure pas dans la Constitution de façon explicite, ce qui est exact et ne saurait étonner lorsque l’on se souvient que la Constitution des Etats-Unis date de 1787.

La mobilisation antiavortement a été un outil fabuleux pour les républicains, qui ont pu, pendant des décennies, galvaniser leurs électeurs en faisant campagne pour la suppression de tout droit à l’avortement et s’engager à mettre en place les législations les plus extrêmes, interdisant l’avortement même en cas de viol ou d’inceste. Et c’est d’ailleurs ce que de nombreuses législatures, dans les Etats « rouges » dominés par les républicains, ont pu faire sans craindre de subir les conséquences de leurs actions, puisqu’ils étaient « protégés » par les jurisprudences Roe v. Wade de 1973 et Planned Parenthood v. Casey de 1992 leur interdisant de supprimer le droit à l’avortement.

Et c’est ce qui a changé le 22 juin dans la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, par laquelle l’aile radicale de la Cour a passé outre aux mises en garde du président de la Cour, John Roberts, attaché à préserver la légitimité de l’institution et conscient des dangers d’un revirement auquel l’opinion était majoritairement hostile. Les juges auraient pu se contenter de valider la loi du Mississippi, qui interdit l’avortement après quinze semaines, et ne pas toucher aux précédents Roe et Planned Parenthood. Mais ils ont procédé au revirement d’une jurisprudence sur laquelle des milliers de femmes comptaient depuis 1973. Les sondages ont immédiatement fait apparaître qu’une minorité de juges non élus allaient à l’encontre de l’opinion publique, favorable à plus de 60 % au droit à l’avortement, y compris chez les républicains, particulièrement en cas de viol et d’inceste.

Question fallacieuse

C’est ce que le référendum d’initiative directe qui a eu lieu début août au Kansas a mis en lumière. Il s’agit d’un Etat « rouge », qui n’a pas voté pour un candidat démocrate au Sénat depuis 1932 et à la présidentielle depuis 1964, et qui a voté à 56 % pour Donald Trump en 2020 (80 % dans certaines circonscriptions rurales). Pourtant, il y a eu 60 % des électeurs pour souhaiter conserver le droit à l’avortement garanti par la Cour suprême de l’Etat dans une décision de 2019. Ce, malgré un scrutin organisé lors des élections primaires (et non avec les élections générales de novembre), en pleine canicule et alors que la question était formulée de façon fallacieuse, laissant penser qu’il fallait voter oui pour protéger le droit, alors qu’il fallait voter non et s’opposer à sa suppression.

D’autres scrutins similaires vont avoir lieu dans d’autres Etats dont le droit comprend le référendum d’initiative directe. Mais dans de nombreux Etats du sud et de l’est des Etats-Unis, ce mécanisme n’existe pas, et les électeurs n’auront que leur bulletin de vote du mois de novembre pour décider s’ils sont davantage inquiets du taux d’inflation ou des atteintes aux libertés publiques et de la tyrannie de la minorité mise en place par l’aile la plus radicale du Parti républicain. Si l’on en juge par le nombre d’inscriptions sur les listes électorales avant le scrutin du 2 août au Kansas et le taux élevé de participation, on peut penser que des électeurs et des électrices, même déçus par les accomplissements insuffisants (mais réels) de l’administration Biden, vont prendre la peine d’aller voter et faire entendre leur voix en novembre.

Mensonges et guerres culturelles

Car la Cour suprême ne va pas à l’encontre de l’opinion publique seulement sur la question de l’avortement. Par sa décision NYSPRA v. Bruen, qui invalide une loi de l’Etat de New York en vigueur depuis plus de cent ans, elle a rendu plus difficile la tâche des Etats et des municipalités souhaitant contrôler la circulation des armes à feu. Et dans sa décision West Virginia v. EPA, elle s’oppose frontalement à « l’Etat administratif », c’est-à-dire au pouvoir réglementaire des agences de l’exécutif, en l’occurrence ceux de l’agence de protection de l’environnement. Or, quand aucune initiative législative visant à lutter contre le réchauffement climatique, interdisant les armes de guerre ou garantissant le droit de vote ne peut être adoptée en raison du blocage des républicains extrémistes au Sénat, dirigés par Mitch McConnell, les réglementations sont la seule arme qui reste au pouvoir exécutif.

Ici aussi, il s’agit d’une tyrannie de la minorité, puisqu’il suffit de 40 sénateurs (élus dans des Etats à faible population, représentant 40 % de la richesse nationale) pour bloquer des réformes souhaitées par une majorité de l’opinion publique. Les électeurs vont-ils suffisamment prendre conscience de l’écart entre les modèles économiques et de gouvernement démocrate et républicain pour aller voter et, pour certains d’entre eux, refuser de continuer à se laisser manipuler par les mensonges et les guerres culturelles ? Vont-ils abandonner le Parti républicain, prisonnier des trumpistes et dont de nombreux candidats aux élections primaires ont fait campagne (et ont été élus) sur « l’élection volée » de 2020, alors que toutes les études, tous les audits et toutes les actions en justice (plus de 60) ont conclu qu’il n’y avait eu aucune fraude significative ? C’est la grande question dont dépend l’avenir de la démocratie américaine.

Anne Deysine est professeure émérite à l’université Paris-Nanterre. Elle a notamment écrit « Les Etats-Unis et la démocratie » (L’Harmattan, 2019)

About this publication