« Mark Zuckerberg, Elon Musk, Sam Bankman-Fried… Pour préserver le système, Wall Street a besoin d’un retour à plus de dignité »
La désinvolture des patrons du high-tech, longtemps perçue comme la marque de fabrique de la Silicon Valley, se retourne contre le cours de Bourse de leurs entreprises, observe Arnaud Leparmentier, correspondant du « Monde » à New York, dans sa chronique.
Il est temps de remettre la cravate. Qu’on en juge, le capitalisme en tee-shirt est en train de s’effondrer aux Etats-Unis. Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, 38 ans, s’est perdu dans le monde alternatif du métavers où il a englouti plus de 23 milliards de dollars ; le développeur de Tesla et créateur de Space X, Elon Musk, 51 ans, s’abîme dans des tweets chaque jour plus inopportuns, accélérant par ricochet l’effondrement de l’action Tesla, en recul de 60 % depuis son plus haut touché en avril. Quant à Sam Bankman-Fried, 30 ans, qui ne se contentait pas d’un tee-shirt et y ajoutait un short, il croupit en prison, sans doute pour longtemps, tout simplement pour avoir détourné les cryptomonnaies de ses clients chez FTX.
Le tee-shirt, le tee-shirt !, serait-on donc tenté d’incriminer, comme Toinette accusait le poumon dans Le Malade imaginaire de Molière. Le reproche est moins paradoxal qu’il n’y paraît à lire l’essai écrit dans le Wall Street Journal par Adam Kirsch sur « la montée et la chute de la respectabilité ». Le comportement de malappris de ces geeks milliardaires tranche avec l’austérité des capitaines d’industrie du XIXe siècle.
Il n’est pas question de défendre le comportement du roi de l’acier et père de la philanthropie moderne, Andrew Carnegie (1835-1919), qui vivait certes sobrement et donna sa fortune pour construire des bibliothèques. Son éthique protestante ne saurait faire oublier qu’il donnait des salaires de misère à ses ouvriers et que son second, Henry Frick, fit charger en 1892 la milice contre les grévistes de Pittsburgh (dix morts). Mais il inspira un comportement qui fut respecté pendant des décennies et rendait l’ordre social sinon acceptable, du moins non humiliant.
L’argent, ultime garde-fou
Rien de tel au XXIe siècle où, réseaux sociaux aidant, les patrons 2.0 se croient tout permis : ils affichent leurs yachts, leurs conquêtes sentimentales, leurs caprices obscènes. S’ils se le permettent, c’est que leurs bailleurs de fonds, les capital-risqueurs, l’acceptent, voire sont séduits, persuadés que les transgressions sociales révèlent une transgression économique qui permettra au génie créateur de s’exprimer. Adam Kirsch cite dans le Wall Street Journal Steve Jobs, fondateur d’Apple, qui s’affirmait végétarien dans un temps où ce régime semblait incongru : « A l’époque, cela suffisait à signaler le rejet du statu quo, qui est la principale directive de la Silicon Valley. »
Ne soyons pas naïfs, dans le capitalisme, il faut être à la fois un peu génial et un brin voyou, pour casser l’ordre établi et faire ses premières dizaines de millions de dollars avec un crime fondateur, une OPA douteuse, une licence obtenue avec de l’entregent ou des règles malmenées. Cela marche tant que cela marche, mais plus cela marche, plus on lève la garde : les garde-fous que sont les conseils d’administration deviennent inopérants. Ainsi le pari de Zuckerberg sur le métavers ruine pour l’instant les actionnaires de Facebook-Meta – s’il veut faire un tel choix, il pourrait après tout lancer une start-up ; l’escroquerie de Bankman-Fried fut alimentée par l’appât du gain de ses bailleurs, ravis de faire fortune sur des cryptodevises dont chacun sait que leur valeur intrinsèque est nulle. Enfin, les sorties de plus en plus trumpistes d’Elon Musk sapent les marques Tesla et Twitter.
Heureusement, il existe encore un garde-fou, l’argent. Mark Zuckerberg a dû changer de ton après la dérouillée boursière provoquée par son comportement désinvolte lors d’une conférence avec les investisseurs, et le pire est peut-être passé. Quant à Elon Musk, parions que le conseil de Tesla va se réveiller si l’action continue de redescendre.
Toutefois, pour préserver le système, Wall Street a besoin d’un retour à plus de dignité. « Pour aligner des milliers ou des millions de personnes derrière des objectifs communs, un leader doit inspirer confiance », écrit Adam Kirsch, qui voit dans « des qualités comme la sobriété, la régularité et la retenue » des indicateurs de « respect pour les autres » et « une jauge de fiabilité ». « Leur disparition de la vie publique est un signe de notre époque troublée, et il est peu probable que les choses s’améliorent tant que nous ne recommencerons pas à les exiger de nos personnalités publiques ».
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