Un jugement dévastateur sur la discrimination positive à l’université
La frange conservatrice de la Cour suprême des États-Unis continue de détricoter des décennies d’acquis progressistes. Après avoir retiré aux femmes le droit constitutionnel à l’avortement en juin 2022, voilà qu’une majorité de six magistrats conservateurs a mis un terme à la discrimination positive dans le processus d’admission des universités, balayant sous le tapis l’un des symboles de la lutte pour les droits civiques des années 1960.
Le jugement est tombé après des décennies de vigoureux débats portant sur les pratiques d’admission qui incluent la discrimination positive, soit le fait de tenir compte de l’origine ethnique au moment d’analyser le dossier d’un futur candidat. Dans cette cause, l’Université Harvard (privée) et l’Université de la Caroline du Nord (publique) étaient poursuivies par l’organisme américain Students for Fair Admissions, qui arguait que les pratiques de discrimination positive défavorisaient des étudiants d’origine asiatique au rendement scolaire quasi parfait ; l’excellence de leurs dossiers ne suffisait plus pour les hisser parmi les candidats sélectionnés — en 2022, Harvard a admis 2000 candidats pigés dans un lot de 60 000. Dans un vocabulaire presque grossier, c’est ce que certains osent décrire comme « le racisme à l’envers ».
On ne peut ignorer ici la terrible ironie : au nom de la discrimination vécue par un groupe ethnique, la cour abolit un régime précisément mis en place pour tenter de rattraper un règne d’exclusion complète des Noirs, par exemple, sur les campus universitaires. La discrimination positive revêt aux États-Unis une symbolique historique immense, car elle fut mise en place pour établir une norme d’égalité des chances qui suivait un tragique règne de ségrégation raciale particulièrement odieux dans certaines universités.
Mal mise en oeuvre, la pratique choque et donne lieu à des errements, comme on l’a vu chez nous lorsqu’un concours de l’Université Laval pour des postes dans des chaires de recherche excluant les hommes blancs a tourné en controverse. De même, l’idée des quotas — quelques fois rejetée par la Cour suprême américaine — présente un caractère excessif. Mais l’esprit des politiques d’affirmative action, qui vise à atteindre une plus grande diversité sur les campus, et par ricochet dans la société, a toujours été jugé légitime. Jusqu’à jeudi dernier.
Sous la plume du juge en chef John Roberts, le plus haut tribunal a décrété que la discrimination positive pratiquée par les universités viole la clause de protection égale du 14e amendement de la Constitution. « Plusieurs universités, depuis bien trop longtemps, ont conclu erronément que la pierre d’assise de l’identité d’une personne n’est pas les défis qu’elle a surmontés, les habiletés qu’elle a développées ou les leçons qu’elle a apprises, mais la couleur de sa peau. L’histoire constitutionnelle de notre pays ne tolère pas ce choix », écrit le juge en chef.
Dans une opinion dissidente portée par les trois juges progressistes, la magistrate Sonia Sotomayor a souligné que la majorité se berçait d’illusions en imaginant « que l’inégalité raciale a été le problème d’une autre génération alors que les inégalités raciales demeurent une réalité aujourd’hui ». Nous souscrivons à cette lecture.
L’histoire propose ici tout un revirement qui remue et inquiète : des politiques mises en place pour contrer des phénomènes réels de discrimination à l’admission basée sur la couleur de la peau sont battues en brèche, selon un motif fallacieux — en tout respect de la cour —, soit l’impression fautive que les inégalités raciales n’existent pas et ne pénalisent pas, à l’entrée de l’université et en emploi bien sûr, des groupes ethniques plus que d’autres. Il est vrai que les pratiques de discrimination positive n’ont pas permis d’augmenter de manière explosive les pourcentages d’étudiants issus des communautés noire et hispanique au fil des ans, mais c’est une raison de plus de ne pas cesser ces efforts et risquer de fragiliser de minces acquis.
Les admissions dans les facultés des grandes universités se traduisent en fonctions politiques et professionnelles ; les diplômés issus des communautés racisées seront en moins grand nombre si l’entrée à l’université leur est compliquée. Le jugement de la Cour suprême aura une incidence sur la composition de la société américaine, et il ouvre la porte à des standards moins exigeants en matière d’égalité des chances à un moment où rien n’indique que la discrimination est éradiquée, bien au contraire.
Les universités américaines pourront se rabattre sur une ouverture que la Cour a consentie, soit prendre en considération l’expérience personnelle d’un candidat au moment de l’analyse de son dossier. Elles promettent qu’elles se conformeront à la loi, ainsi que Harvard et la UNC l’ont annoncé, et affirment qu’elles seront créatives pour maintenir des critères garantissant une meilleure égalité des chances. Gare à celles qui oseront défier l’esprit de ce nouvel arrêt destructeur : il y a fort à parier qu’elles se retrouveront dans une cour de justice.
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