À la recherche de la raison perdue
En idéologues bêtes et méchants, les républicains n’imaginaient pas qu’à faire annuler par la Cour suprême la constitutionnalité du droit à l’avortement, renvoyant ainsi la question à chaque État, ils allaient massivement armer les démocrates contre eux. Le reconfirment le référendum de mardi en Ohio et les élections tenues le même jour au Kentucky et en Virginie : dans la lutte pour le pouvoir que se livrent républicains et démocrates aux États-Unis, la question de l’avortement, enjeu principal des élections, est un boulet pour les premiers et un instrument capital de mobilisation pour les seconds.
Quand la Cour suprême, aujourd’hui noyautée par des juges ultraconservateurs, met aux poubelles la décision Roe v. Wade (1973) en juin 2022, dans une décision liberticide à l’égard des droits des femmes, des dizaines de gouvernements d’État républicains s’empressent d’interdire l’avortement ou d’y limiter l’accès de façon radicale. S’ensuit dans la société américaine une levée de boucliers, y compris au cœur de l’Amérique conservatrice. L’électorat du Kansas, dans le Midwest, montre le chemin à peine deux mois plus tard en s’opposant par référendum, à 60 %, à une proposition d’amendement qui aurait abrogé les garanties proavortement contenues dans la Constitution de l’État. L’électorat non moins conservateur du Kentucky, par majorité plus étroite, emboîtera le pas. Les élections de mi-mandat de 2022 ont clairement montré que la défense du droit à l’interruption volontaire de grossesse avait aidé les démocrates à sauver les meubles au Congrès. Autant de signes encourageants que, face à l’acharnement judiciaire et législatif de la droite religieuse, la cause du libre choix transcende, en partie du moins, les manipulations petitement partisanes. S’expriment des nuances jusque dans l’électorat républicain. Mais en partie seulement, puisque ces succès dans l’urne sont très mathématiquement le fruit d’un faible taux général de participation électorale combiné à une forte mobilisation démocrate.
En Ohio, où les campagnes des deux camps ont été financées à coups de dizaines de millions de dollars, les votants, pour beaucoup des votantes, ont clairement décidé d’inscrire (56,6 % contre 43,4 %) le droit à l’avortement dans la Constitution de l’État, enterrant ainsi le risque que le gouvernement républicain interdise celui-ci après environ six semaines. Qu’aurait été le résultat sans la mobilisation des mouvements de femmes ? Dans l’État bien rouge du Kentucky, qui constitue du reste un cas d’espèce dans le Sud américain, le démocrate ultracentriste Andy Beshear a été réélu face à un candidat républicain antiavortement, adoubé par Donald Trump. En Virginie, où se tenaient des législatives, les démocrates ont pris le contrôle, heureuse surprise, du Sénat et de la Chambre, alors qu’ils ne contrôlaient que le Sénat, menottant ainsi l’action du gouverneur républicain Glenn Youngkin. Ce dernier avait ceci de particulier qu’il défendait un « compromis raisonnable » consistant à limiter le droit à l’avortement aux 15 premières semaines de grossesse. Une proposition visant à sortir le Parti républicain du piège dans lequel sa posture extrême l’a enferré — et que partagerait M. Trump, si tant est que son positionnement soit constant. Posture « raisonnable », peut-être, mais qui ne fait pas moins sourciller, comme elle revient en fait à un marchandage et à une négociation entre hommes de la santé et la liberté des femmes.
À un an de la présidentielle, beaucoup ont voulu donner aux votes de cette semaine une portée nationale. L’arme référendaire s’avère tellement payante pour les démocrates qu’ils voudront l’utiliser lors de la présidentielle de 2024 dans des États pivots comme la Pennsylvanie, l’Iowa, la Floride et le Colorado. Ils auraient tort de s’en priver. Sauf que le droit à l’avortement est un enjeu électoral parmi d’autres, à en juger par les récents sondages du New York Times et de CNN, qui donnent à Trump l’avantage sur Biden dans les intentions de vote. Des sondages dont il est à espérer qu’ils traduisent moins la véritable tendance de l’opinion que son état d’affolement face aux problèmes de l’Union, particulièrement en matière économique. Que les répondants au sondage du Times préfèrent Trump pour sa gestion de l’économie et de l’immigration, ainsi qu’en relations internationales au prétexte simpliste qu’il projette une plus grande « force », est troublant. Qu’il soit jugé presque aussi fiable que Biden en matière de respect de la « démocratie », malgré le mépris qu’il a affiché pour l’État de droit pendant et après sa présidence, dépasse l’entendement. Sur le fond, il se dégage surtout de ce sondage que les Américains rêvent d’un autre choix que celui entre un démocrate qui donne des signes de déclin cognitif et un populiste possédé de démence narcissique, comme il l’a encore démontré à New York lors de sa comparution à son procès pour fraude fiscale. Il n’y a guère d’illustration plus claire que la vie démocratique américaine a des ennuis de santé.
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