Pourquoi la gauche américaine se fracture autant sur Israël
La guerre d’éradication du Hamas menée par Israël à Gaza provoque une crise d’unité au sein des démocrates.
Peu de comparutions devant le Congrès américain auront aussi vivement fait réagir au cours de l’année 2023 que celles des présidentes de trois des universités les plus prestigieuses aux États-Unis — pour ne pas dire au monde — la semaine dernière.
Les présidentes de Harvard, du MIT et de l’Université de Pennsylvanie étaient appelées à témoigner pour répondre à ce qu’on ne cesse de leur reprocher depuis octobre, soit d’en faire trop peu pour contrer les discours et gestes antisémites qui ont lieu sur leur campus. Leurs réponses sont devenues, bien malencontreusement, « virales ».
Un échange en particulier est sorti du lot : celui entre la représentante républicaine Elise Stefanik et Elizabeth Magill, de l’Université de Pennsylvanie. Sommée à répétition par l’élue de dire si le fait d’appeler au génocide contre les Juifs contrevenait au code de conduite de l’Université de Pennsylvanie, Magill a tenté d’escamoter la question, sans jamais donner une réponse franche. À un moment, elle a avancé que de tels propos « pourraient » constituer du harcèlement si ceux les prononçant passaient aux actes — autrement dit, on le présume, en commettant activement un génocide.
En date du 10 décembre, l’extrait avait été vu sur X (anciennement Twitter) à plus de 100 millions de reprises.
Les réactions ne se sont pas fait attendre : en dedans de 24 heures, la Maison-Blanche a émis une déclaration la distanciant clairement de ces propos, et le nouveau gouverneur démocrate de la Pennsylvanie (lui-même de confession juive) a dit avoir perdu confiance envers la présidente de l’Université. Pendant la fin de semaine, Magill a annoncé sa démission.
L’épisode a mis en relief deux dynamiques majeures. La première : l’ampleur des incohérences de la part de certains de ces établissements d’« élite » ayant passé la dernière décennie à affirmer qu’ils priorisaient la diversité et l’inclusion, souvent même lorsque c’était au détriment de la liberté d’expression.
La seconde : comment la crise Israël-Hamas continue à diviser le Parti démocrate — et, de façon encore plus large, la gauche américaine — comme aucun autre enjeu présentement. Les articles, reportages et données de sondage faisant la démonstration de cette fracture au sein des démocrates se multiplient depuis des semaines. Et ils mènent à une question importante et élémentaire : pourquoi donc ?
La réponse est certainement multifactorielle. Cela dit, deux pistes fondamentales méritent d’être discutées.
La première est en fait de nature technologique. Le lobby israélien aux États-Unis étant depuis des décennies particulièrement puissant et bien organisé, les institutions majeures — qu’il s’agisse des médias traditionnels ou des partis politiques — prenaient généralement une position pro-israélienne qui était rarement remise en question. Or, l’explosion du nombre de plateformes et la montée en flèche des sources parallèles d’information ont exposé des millions d’Américains — spécialement ceux des plus jeunes générations — à du contenu nettement plus critique de l’État hébreu.
L’actuelle riposte israélienne aux attentats du 7 octobre dernier par le Hamas en est le parfait exemple : à chaque minute de chaque jour sont partagés des vidéos et des comptes rendus des atrocités subies par les civils palestiniens. Le « contrôle du message » n’est plus ce qu’il était.
La deuxième piste d’explication est davantage de nature idéologique. Une partie croissante de la gauche américaine — en particulier sur les campus universitaires — perçoit les dynamiques sociopolitiques comme des relations d’oppression entre groupes, avec des oppresseurs et des opprimés.
On l’a vu, par exemple, durant la dernière décennie avec le mouvement « Occupy Wall Street » et les campagnes présidentielles de Bernie Sanders, où un thème récurrent était l’oppression des classes populaires par l’élite financière (communément appelée « le 1 % »).
On l’a vu avec l’opposition passionnée à la nomination à la Cour suprême du juge Brett Kavanaugh ; après qu’il eut été accusé d’agression sexuelle, cette opposition s’est ancrée dans une critique beaucoup plus large de l’oppression par le patriarcat des voix principalement féminines qui le menaçaient.
On l’a vu avec les manifestations monstres ayant suivi le meurtre de George Floyd au Minnesota en 2020, dont un point central était l’oppression des Afro-Américains par la majorité blanche.
Transposée à la crise israélo-palestinienne, cette perspective fait d’Israël l’oppresseur et de la Palestine l’opprimée.
L’auteur Ta-Nehisi Coates, figure de proue de la gauche intellectuelle américaine, tissait lui-même le parallèle, à son retour d’un voyage dans la région le mois dernier. Il justifiait sa position critique envers Israël en disant reconnaître dans le traitement des Palestiniens par l’État d’Israël ce que le gouvernement américain avait fait subir aux Noirs dans l’histoire des États-Unis.
Or, même à gauche, cette perspective ne fait bien sûr pas l’unanimité. La semaine où comparaissaient les présidentes d’université devant la Chambre des représentants, la sénatrice démocrate Kirsten Gillibrand, flanquée d’un drapeau marqué d’une croix de David, prononçait un discours passionnément pro-Israël devant l’ONU, avec les larmes aux yeux.
Gillibrand occupe son siège depuis 2009 — il était vacant depuis le départ de Hillary Clinton, qui s’apprêtait alors à devenir secrétaire d’État. Toujours cette semaine-là, Clinton a elle-même pris la parole publiquement pour dénoncer qu’il était « scandaleux que certains qui disent se tenir debout pour la justice ferment leurs yeux et leurs cœurs devant les victimes du Hamas ».
Le conflit israélo-palestinien est insoluble depuis des générations. On doit aujourd’hui commencer à se demander si cette dispute au sujet du conflit est elle aussi en voie de le devenir.
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