Surdose de sondages
De plus en plus d’embûches compliquent le travail des sondeurs. Et si les résultats des sondages ne voulaient plus rien dire ?
Les sondeurs n’ont pas la vie facile. Le résultat de leur travail est peut-être le produit le plus consommé pendant une période électorale. Un produit souvent incompris non seulement du grand public qui s’en abreuve, mais aussi des médias qui le commentent.
La tâche des sondeurs, déjà pas simple à la base, est devenue de plus en plus difficile au fil des ans.
La chute draconienne de l’utilisation des téléphones filaires (et du listage de la quasi-totalité des électeurs dans les « pages blanches » d’un annuaire) fait qu’il est désormais presque impossible pour eux de produire un échantillon aléatoire, et donc représentatif.
Le refus d’un nombre croissant d’électeurs de participer à de telles enquêtes d’opinion, particulièrement de la part de certains segments de la population — plus méfiants à l’endroit des institutions établies —, introduit un risque constant de biais de non-réponse.
Dans le contexte de l’élection du 5 novembre, où Donald Trump est de nouveau candidat, la possibilité que des personnes sondées hésitent à admettre qu’elles appuient le candidat républicain est bien réelle. Cette réalité a été mise en évidence depuis le scrutin de 2016. Ici aussi, on se trouve face à un risque de biais de réponse.
Et une même question revient toujours hanter les sondeurs américains : parmi ceux et celles qui acceptent de répondre au sondage, qui ira voter le jour du scrutin ? La question n’est pas banale. Les sondeurs y ont réfléchi et ont élaboré différentes méthodes pour tenter de déterminer qui se rendra effectivement aux urnes. Certains se fient à l’historique de participation électorale de la personne sondée (historique lui-même basé sur des réponses pouvant ne pas être véridiques), alors que d’autres posent la question directement : « Prévoyez-vous aller voter en novembre ? »
Sachant tout cela, on comprend que les sondeurs en arrachent. Et que, pour la troisième élection présidentielle consécutive, bon nombre d’entre eux sont en train de se tromper royalement.
* * *
Impossible de savoir qui, de Kamala Harris ou de Donald Trump, remportera le scrutin du 5 novembre. Les candidats l’ignorent, leurs équipes de campagne aussi. Comme le faisait remarquer le statisticien Nate Silver plus tôt cette semaine, quiconque prétend en ce moment que les sondages lui sont favorables vous vend de la poudre de perlimpinpin.
Harris pourrait balayer les sept États actuellement disputés par les deux partis, ce qui lui donnerait la plus grande victoire au Collège électoral depuis celle de Barack Obama en 2008.
Trump pourrait faire de même, ce qui lui conférerait la plus importante marge au Collège électoral pour un candidat républicain en près de 40 ans.
Et les deux candidats pourraient, de façon tout à fait plausible, se séparer ces États de façon à ce que Harris l’emporte par une marge de 270 grands électeurs contre 268, ce qui se révélerait le vote le plus serré depuis l’élection de 1876, la plus serrée de l’histoire américaine.
Bref, l’incertitude quant à l’issue du vote règne.
Et les sondages donnent parfois des aberrations. Par exemple, si Harris est bel et bien en avance au Nevada par sept points (comme le dit Bloomberg), elle ne peut pas tirer de l’arrière par six points en Arizona (comme l’affirme USA Today). Et vice-versa.
Et si Harris devance Trump d’à peine trois points au Minnesota (comme le soutient Rasmussen), un État jamais remporté par un candidat présidentiel républicain depuis 1972, elle ne peut pas devancer Trump par cinq points dans l’État le plus chaudement disputé du pays, la Pennsylvanie (comme le dit là aussi Bloomberg).
Il ne s’agit pas ici de simples écarts attribuables à la « marge d’erreur ». Il est question de portraits d’un monde qui n’existe pas.
Et il ne s’agit pas non plus de quelques sondages qui constituent une poignée d’« aberrations » normales lorsqu’on multiplie le nombre d’échantillons. Il est question d’un problème persistant depuis plusieurs semaines.
En août, une même maison de sondages, celle de l’Université du New Hampshire, donnait une avance à Kamala Harris de 5 points au New Hampshire et de 18 points au Maine. Comme c’est le cas pour l’Arizona et le Nevada, cités plus haut, il s’agit ici de deux États non seulement voisins géographiquement, mais aussi politiquement : lors des deux dernières élections présidentielles, les résultats du vote dans les deux États se sont trouvés à un point de pourcentage l’un de l’autre.
Il aura fallu une accumulation de ce genre de données insensées pour que Nate Cohn, l’excellent analyste du New York Times, rédige enfin un texte mettant en lumière que certaines choses ne tournaient pas rond.
Parmi celles-ci : l’appétit insatiable des médias américains pour les profits incite les sondeurs (également à la recherche de profits) à produire des sondages à la chaîne, en favorisant la quantité au détriment de la qualité.
Comme l’ont montré il y a 20 ans un trio de politologues dans un article classique, rien n’est plus « vendeur » auprès des « consommateurs » de nouvelles liées aux élections que les résultats des sondages. Les détails du processus législatif ennuient parfois ; la « course de chevaux » — métaphore utilisée par les auteurs de l’article pour illustrer les résultats des sondages —, de son côté, vend.
Bien sûr, les sondeurs doivent veiller à leur réputation. Reste qu’à la quantité de sondages balancés dans l’arène publique, la mémoire collective tend à être courte. Qui se souvient que les sondeurs du réseau ABC avaient donné à Joe Biden une confortable avance de 17 points au Wisconsin quelques jours à peine avant qu’il remporte l’État par une mince marge de 0,6 % ?
Par ailleurs, les équipes de campagne ont aussi leurs sondeurs maison. Leur objectif premier est de fournir à la campagne et au candidat le portrait le plus étoffé et le plus fiable de l’état réel de la course.
Depuis des semaines, des sources près de l’équipe Harris soutiennent que les sondages internes ne correspondent pas à ce qui est véhiculé dans les médias (ces derniers dressant, selon ces mêmes sources, un portrait plus rose que la réalité pour Harris dans des États comme le Michigan). Le temps nous dira qui disait vrai.
Pour l’instant, deux choses demeurent.
La première : les sondages, malgré leurs erreurs et leur surabondance, continuent d’être le meilleur outil de mesure de l’opinion publique. La seconde : avec ou sans sondages pour les cinq dernières semaines de la course, on peut affirmer qu’il est impossible de prédire qui gagnera la Maison-Blanche le 5 novembre prochain.
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