Kamala Harris, with No Margin for Error

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Kamala Harris, sans marge d’erreur

Il est sidérant qu’à deux semaines de la présidentielle, Donald Trump continue de multiplier les déclarations complotistes et antidémocratiques sans que cela fasse davantage bouger les aiguilles des sondages en faveur de Kamala Harris. Se trouve, pour l’heure, infirmée l’analyse traditionnelle selon laquelle, pour l’emporter, il lui était indispensable de tendre la main, par propos apaisés, aux électeurs « centristes ». Il a refusé la semaine dernière de s’engager à respecter le principe d’une transition pacifique du pouvoir, il a colporté la théorie conspirationniste selon laquelle l’insurrection du 6 janvier 2021 aurait été mise en scène par le gouvernement fédéral et a qualifié ses adversaires d’« ennemis de l’intérieur » contre lesquels il pourrait y avoir lieu de mobiliser l’armée. Son discours antimigrants, pollué de suprémacisme, renvoie dangereusement à celui du KKK. Mme Harris a beau marteler la menace qu’il incarne pour la chancelante vie démocratique américaine, et son ancien chef de l’état-major des forces armées le traiter de « fasciste dans l’âme », les sondages traduisent une course où les écarts se mesurent en fractions de point de pourcentage. Plus amusée qu’inquiète, une part importante des électeurs que Trump ensorcelle, y compris parmi les minorités noire et hispanique, estime que ceux que son délire offense prennent l’ex-président trop au sérieux. Pris au sérieux, il est pourtant capital qu’il le soit.

La présidentielle va se jouer autour de quelques dizaines de milliers de votes dans sept États clés, sinon même dans quelques comtés, ce qui fait en sorte que le choix de l’ensemble va dépendre de celui d’une poignée de votants. Il est entendu que le système électoral des grands électeurs aiguise cette crise de la représentation. Se présentent concurremment de nouvelles dynamiques électorales, qui font en sorte que les blocs traditionnels d’électeurs se fracturent. Les fractures sont particulièrement notables, comme l’a montré un récent sondage du New York Times, au sein des communautés noire et hispanique, piliers de la coalition électorale de Mme Harris, dont une proportion non négligeable d’électeurs masculins tend à glisser vers M. Trump — par adhésion à sa vulgate masculiniste en même temps que par désillusion à l’égard des démocrates, par lesquels ils se sentent à raison tenus pour acquis.

Si l’appui que ces deux minorités apportent globalement aux démocrates est toujours massif, l’érosion est perceptible, surtout parmi les Latinos. Il est frappant que, selon le sondage, 45 % d’entre eux approuvent le projet trumpiste d’expulsion massive des immigrants sans papiers — sans lesquels l’économie nationale ne tournerait pourtant pas rond. Autre donnée saillante : la prégnance des questions de racisme et de discrimination, pourtant bien réelles, a tendance à s’estomper au sein de ces communautés face aux difficultés très concrètes qu’ont les ménages à joindre les deux bouts. Or, pour les questions économiques, Donald Trump, populiste roué, conserve la faveur de l’ensemble de l’électorat. Pour deux raisons : d’abord, parce qu’est tenace le mythe de la supériorité républicaine en ces matières. Ensuite, parce que le sentiment est répandu dans l’opinion publique que les démocrates forment moins le parti de l’Américain moyen sans études supérieures, qui représente toujours 65 % de la population adulte, que celui d’élites urbaines insensibles au creusement des inégalités.

Les démocrates ont cru, avec l’élection de Barack Obama, que la diversité ethnoculturelle croissante des États-Unis allait asseoir comme par automatisme leur prédominance politique. L’émergence du trumpisme leur a fait constater leur erreur. Si bien que, dans l’urgence, Mme Harris s’emploie par compensation à tenter de grappiller des appuis au sein de la « classe ouvrière blanche » des États clés de la Rust Belt, à commencer par celui de la Pennsylvanie.

À rebours, l’électorat féminin blanc se transforme également, un électorat qui a l’habitude de voter en majorité pour les républicains. Quelque 53 % des électrices blanches ont voté pour M. Trump en 2020. Or, cet électorat rajeunit et vire à gauche, une dynamique où la défense du droit à l’avortement joue certainement un rôle majeur. D’où cette question : 2024 sera-t-elle l’année où les électrices blanches, qui forment presque 40 % de tout l’électorat, feront comme les « femmes de couleur » et appuieront majoritairement les démocrates ?

Il y a forcément dans les sondages une part de lecture dyslexique des électorats que seuls les résultats des élections présidentielle et législatives du 5 novembre rendront plus lisibles. Reste que plusieurs voient se manifester dans la présente conjoncture de nouvelles configurations politiques susceptibles de métamorphoser les deux grands partis. On pourrait aller plus loin et avancer que les partis républicain et démocrate, qui souffrent tous les deux de vives tensions internes, courent utilement à l’implosion. Utilement au vu du fait que le bipartisme actuel, qui encadre et bride l’offre politique depuis 175 ans, empêche la démocratie américaine de respirer.

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