Les raisons de la guerre commerciale qui sévit actuellement entre la Chine et les États-Unis ne se résument pas à l’immense déficit américain avec la Chine, ni à une tentative de la première puissance mondiale d’étrangler la seconde. En fait, nous sommes face à deux systèmes dominants d’économies de marché tout simplement pas compatibles entre eux.
Dans ce conflit sino-américain, les États-Unis s’évertuent à contraindre le gouvernement chinois d’agir conformément aux règles internationales de l’économie de marché. Parmi celles-ci : l’interdiction du transfert obligatoire de technologie comme condition d’accès à un marché, le renforcement de la protection de la propriété intellectuelle, la réduction des subventions aux entreprises publiques, et la poursuite de l’ouverture des marchés de services dans des secteurs clés comme les services financiers, la santé et les loisirs, etc.
En décembre 2018, une grande célébration du 40e anniversaire de la réforme et de l’ouverture du pays s’est tenue à Pékin sous le patronage personnel de Xi Jinping. À l’évidence, en Chine, tout le monde – dirigeants politiques, médias et population ordinaire – pense que le développement et le statut international actuel du pays sont le résultat de la réforme et de l’ouverture des marchés. Mais que signifient réellement réforme et ouverture des marchés ? L’objectif de la réforme était d’introduire des mécanismes d’économie de marché afin de revigorer les entreprises et l’ensemble de l’économie nationale. L’objectif de l’ouverture était, quant à elle, d’introduire en Chine des facteurs économiques externes : investissement étranger et concurrence, division internationale du travail et conformité aux règles commerciales internationales.
Pékin a adopté une stratégie visant à introduire progressivement des mécanismes d’économie de marché. En 1978, le pays a ouvert quatre zones économiques spéciales (ZES) dans le Sud, près de Hong Kong. Trois d’entre elles, y compris Shenzhen, se trouvent dans la Province de Guangdong, où Xi Zhongxun, le père de Xi Jinping, était le Secrétaire provincial du parti. Les ZES représentaient une tentative d’introduire des mécanismes d’économie de marché au sein du modèle d’économie planifiée alors en vigueur. En 1992, le mémorable “Discours de la tournée du Sud” de Deng Xiaoping a marqué un moment crucial dans l’histoire de la réforme en Chine. À cette époque, alors que le pays hésitait entre retour à l’économie planifiée et poursuite du développement de l’économie de marché, Deng Xiaoping a choisi la seconde option. Puis en 1993, “deux sessions” (de l’Assemblée nationale populaire et de la Conférence consultative politique du peuple chinois) ont introduit dans la constitution “l’économie de marché sociale” mettant fin au système d’économie planifiée, et conférant une base constitutionnelle claire à l’économie de marché socialiste en Chine. La constitution chinoise n’a donc pas établi une économie de marché au sens occidental traditionnel, mais bien une économie de marché socialiste. Entre 1954 et 1956, les entreprises privées chinoises ont subi la douloureuse “gestion conjointe public-privé”, passant du statut d’entreprises individuelles à entreprises d’État.
Pourtant, le 14 mars 1993, 23 entrepreneurs privés, dont Liu Yonghao, Zhang Hongwei, Wang Xianglin et Li Jing entraient dans le Palais du peuple en tant que membres de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC). Même s’ils représentaient alors seulement 1 % des 2 093 membres, les chefs d’entreprise privés venaient clairement de remettre un pied dans l’arène politique après 40 années à prendre part aux discussions et à la gestion des affaires d’État. Cette reconnaissance du statut politique des entrepreneurs privés était un signal important indiquant que la Chine se rapprochait toujours plus d’une économie de marché. Enfin, après 15 ans de travail acharné, le pays rejoignait officiellement l’Organisation mondiale du commerce en novembre 2001. En accédant à l’OMC, la Chine accepte alors de sa propre initiative les contraintes des règles commerciales internationales.
Comme précisé, l’économie de marché socialiste est bien inscrite dans la constitution chinoise. Ce nouveau système économique a été interprété par la communauté internationale comme une nouvelle structure économique combinant le socialisme, qui contrôle la structure administrative et institutionnelle, et un système économique qui permet le libre marché et le libre-échange. Toutefois, ce n’est pas la lecture du gouvernement et des manuels chinois qui interprètent l’économie de marché socialiste comme une économie intégrée au sein du système socialiste et reflétant la nature fondamentale du socialisme. C’est là toute la nuance… Il est important de comprendre ce que signifie “socialisme” dans l’économie de marché socialiste. Dans ce cas, socialisme fait clairement référence au leadership absolu du Parti communiste chinois dans l’économie, l’intervention active du gouvernement dans l’économie, la formulation et la mise en œuvre des politiques industrielles et le statut dominant des entreprises étatiques.
Cependant, alors que le socialisme et l’économie planifiée sont naturellement assortis, le socialisme et l’économie de marché vont inévitablement entrer en conflit. L’universitaire américain John King Fairbank explique dans son livre “Les États-Unis et la Chine” que les hommes d’affaires chinois préfèrent obtenir le privilège d’attraper des rats plutôt que de fabriquer les outils pour les attraper. En effet, dans le cadre du système d’économie de marché socialiste, les représentants du gouvernement, à tous les niveaux, possèdent le droit infini d’allouer des ressources économiques et sociales, encourageant les marchands à adopter cette manière unique de penser. Wu Jinglian, un célèbre économiste chinois contemporain, qui a décrit le système économique actuel de la Chine comme mi-régulation et mi-marché, a déclaré en 2013 dans une interview que ces deux éléments manquent de coordination dans le processus de réforme.
Selon lui, la société actuelle a engendré un phénomène sinistre du fait que les réformes économiques ne sont pas terminées. Les réformes politiques ont pris du retard, et le pouvoir de l’administration qui réprime les activités économiques légitimes et intervient dans leur fonctionnement, s’est intensifié, entraînant une recherche de rentes généralisée.
Les caractéristiques de l’économie de marché socialiste se reflètent également dans la stratégie économique étrangère de la Chine. Ainsi, l’Initiative “Route de la soie” est totalement soutenue par le gouvernement. Le programme Made in China 2025 constitue une composante importante du Rêve chinois et face aux questions américaines sur l’économie de marché, Pékin a l’habitude de donner les réponses de type économie politique.
Les frictions commerciales entre les États-Unis et la Chine résultent de leurs particularités respectives et de leur conception de l’économie de marché. La Chine n’abandonnera pas la composante socialiste de son économie de marché, et les grandes économies occidentales continueront à exiger que la Chine accepte les standards de l’économie de marché internationale. Finalement incapables de s’entendre et de se comprendre, tant que les deux systèmes économiques et les discours seront incompatibles, le conflit se poursuivra.
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