On se souvient du républicain Richard Nixon pour le scandale du Watergate, mais peu savent que c’est à lui qu’on doit en partie, selon le sociologue américain John D. Skrenty dans un ouvrage essentiel, The Ironies of Affirmative Action (1996), les premières politiques américaines de discrimination positive.
Toutefois, l’ambition du président bientôt déchu n’avait que très peu de choses à voir avec l’atteinte d’une justice sociale plus grande : il s’agissait au contraire, en promouvant des objectifs de « diversité raciale » dans les entreprises, de soustraire au Parti démocrate une partie des voix de l’électorat noir qui lui était largement acquis depuis le mouvement des droits civiques des années 1960.
Dans la foulée de la décision de la Cour suprême américaine d’interdire la discrimination positive dans les admissions collégiales, je rappelle cette petite anecdote historique pour souligner que la discrimination positive, enjeu contentieux s’il en est un pour la population américaine – mais aussi canadienne, nos voisins n’ayant jamais fini de construire nos pensées –, n’aura jamais été que noire ou blanche, mais faîte de compromis et de tensions politiques comme morales.
De ses balbutiements aux cris d’orfraie d’un Allan Bloom, dans les années 1990, au sujet d’un nouveau séparatisme racial universitaire, la discrimination positive ne se sera jamais lassée de déchaîner les passions, en tant qu’engagement phare de la plateforme électorale démocrate ou que cri de ralliement de militants conservateurs contre le « progressisme racial ».
Malgré le caractère éminemment politique de l’enjeu, sa nature hautement clivante n’est pas surprenante. C’est que, que l’on soit pour ou contre, la discrimination positive brime explicitement le crédo du libéralisme individualiste et méritocratique. En son cœur nous trouvons cette idée – maintes fois invalidée par la sociologie, mais il n’est pas clair que nos idéaux aient à être réels pour être valides – que la valeur d’un individu se détermine uniquement par les actes dont il est responsable.
Ce ne serait pas notre famille ou notre milieu social qui détermineraient notre valeur, mais ce que l’on fait. Et seules ces réalisations personnelles devraient être prises en compte, notamment, dans l’admission d’un tel ou d’une telle dans un collège sélectif (avec quelques exceptions pour les legacy students et les vétérans). Dans un pays tel que les États-Unis, qui s’est largement bâti contre les privilèges du sang de la noblesse, on peut comprendre l’attachement au crédo libéral.
Or, que fait la discrimination positive ? Elle part de ce constat si simple et si juste voulant que le milieu duquel nous sommes issus influence disproportionnellement ce que nous serons en mesure de faire (nonobstant ces self-made men qui sont autant d’exceptions qui prouvent la règle), pour démystifier le crédo et tenter de contrebalancer les effets d’un milieu défavorisant.
Seulement, dans l’histoire et le contexte racial extrêmement particulier des États-Unis, l’indicateur de ce milieu défavorisant prend la forme d’un trait socialement conçu comme essentiel, d’une couleur : la « race ». Il s’agit ainsi de prendre (explicitement ou implicitement, selon les législations des États) compte de la « race », de la couleur, afin de favoriser l’admission de certains candidats afro-américains au détriment d’autres candidats (notamment asiatiques).
Le résultat ? Sur la base de caractéristiques non choisies, certains obtiennent des avantages sociaux, ce qui frappe évidemment de plein fouet le crédo du libéralisme méritocratique. Philosophiquement parlant, la discrimination positive est une discrimination claire, ce qui ne veut pas dire, contre les juges majoritaires de la Cour suprême américaine, qu’elle soit illégitime pour autant.
Bien au contraire, considérant que le racisme légal américain n’a officiellement pris fin qu’en 1965 (avec les Civil Rights Act et Voting Rights Act qui mirent fin aux lois Jim Crow des États du Sud), et considérant qu’on n’annule pas des siècles de racisme institutionnalisé en criant ciseaux, les populations noires américaines persistent à rencontrer des défis que rencontrent beaucoup moins les populations blanches. Certains chercheurs respectés parlent encore aujourd’hui d’un système de « castes raciales » aux États-Unis et les statistiques tendent à prouver, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’ils ont raison.
Peut-on néanmoins commettre un tort pour en réparer un autre ? C’est la question immensément difficile que pose depuis ses débuts la discrimination positive. On trouvera dans la littérature une panoplie de réponses toutes aussi rigoureuses pour ou contre cette politique.
Pour ? Bien que les populations blanches actuelles ne commettent plus explicitement de racisme, elles continuent néanmoins de bénéficier de siècles de racisme institutionnel : n’est pas encore venu le moment où l’on peut juger véritablement égaux le Noir et le Blanc moyens.
Contre ? Partant qu’il est possible de dépasser la race dans une société post-racialiste, l’usage continu du critère de race dans la discrimination positive ne fait que renforcer sa réalité et la pérenniser, tout en tendant à favoriser les Noirs issus des classes moyennes aisées, plutôt que ceux provenant de milieux beaucoup plus défavorisés. Je le répète, contre la militance progressiste ou conservatrice, la discrimination positive est un enjeu compliqué.
Néanmoins, certains chercheurs proposent une solution mitoyenne et imparfaite, mais ainsi prometteuse. Défendu par plusieurs chercheurs, il s’agirait de proscrire l’usage explicite de la « race » pour lui préférer l’usage d’indicateurs plus proches des causes réelles des difficultés sociales comme le milieu socio-économique, le revenu, la composition du ménage, le niveau d’éducation des parents, etc.
Cette solution aurait pour mérite de nous permettre de cibler le cœur matériel des discriminations ainsi que les individus racialisés les plus marginalisés, tout en nous affranchissant de l’usage producteur d’une race qui n’existe, en dernière analyse, qu’en tant que mot, que catégorie sociale qui vit dans les interactions sociales. Car n’allons pas oublier que la race n’a pas toujours existé. Création récente, nous pouvons espérer sa disparition. Pour ce faire, encore faut-il que les instruments que nous employions pour combattre ses affres ne contribuent pas à la maintenir en vie.
Chose certaine, ce débat se poursuivra aux États-Unis comme ici, peu importe ce qu’en pense la majorité conservatrice de la Cour suprême américaine. Espérons seulement que nous parviendrons à l’avoir avec mesure, justesse, et sollicitude pour toutes les parties.
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