Dans la foulée des tueries d’Uvalde et de Buffalo, une brèche s’est ouverte dans l’aveugle opposition des républicains à toute idée de contrôle des armes à feu. Brèche insignifiante dans l’absolu en même temps que notable dans le contexte américain, elle en dit surtout long sur la difficulté des États-Unis à faire le procès d’une « culture du gun » profondément ancrée.
L’entente bipartisane annoncée dimanche est inédite, mais elle est loin de préconiser, comme il le faudrait et comme le proposent depuis longtemps les démocrates, une interdiction des fusils d’assaut et la création d’un système universel de vérification des antécédents des acheteurs. Pas besoin, en fait, d’être particulièrement exigeant ou cynique pour trouver que cet accord conclu entre sénateurs démocrates et républicains accomplit à peine plus que les prières que se contentent de faire les républicains pour les victimes et leurs familles quand survient une tuerie.
Donc, suivant les concessions arrachées aux républicains, les vérifications d’antécédents seraient améliorées pour ce qui concerne les acheteurs de 18 à 21 ans, de manière notamment, et pour la première fois, à vérifier les antécédents du candidat en santé mentale. Une autre mesure, dont n’ont jamais rien voulu savoir les républicains, rendrait seulement plus difficiles l’achat et la possession d’une arme à feu pour les hommes accusés de violence domestique.
Autant de concessions qui s’attaquent de façon incomplète au grave problème de l’accès facile et légal aux armes dans l’espace civil, mais que les démocrates, y compris des purs et durs comme la représentante de gauche Alexandria Ocasio-Cortez, ont décidé de voir comme un petit pas dans la bonne direction de la part du Parti républicain, rivé sans nuance sur la défense du deuxième amendement de la Constitution sur le port des armes.
En un mot comme en mille, il s’agit d’un compromis qui n’aurait pas vraiment empêché un jeune homme de 18 ans de se procurer un fusil d’assaut AR-15 pour aller tuer dix-neuf écoliers et deux enseignantes à Uvalde, au Texas, le 24 mai dernier, ni un suprémaciste blanc, lui aussi âgé de 18 ans, de faucher la vie de dix personnes noires quelques jours plus tôt à Buffalo.
Biden s’est sobrement emballé pour l’entente, à l’idée d’un succès législatif. Il y a pourtant loin de la coupe aux lèvres, comme il reste moins de deux semaines à la session, ce qui laisse peu de temps pour voter une loi. Les dix républicains qui ont signé l’entente prennent quant à eux peu de risques, sauf à se faire critiquer par les collègues : quatre s’en vont à la retraite et les six autres n’ont pas à affronter les électeurs aux élections de mi-mandat en novembre. Avec le résultat que c’est une brèche qui risque, malheureusement, de vite se refermer.
Question récurrente : comment nos voisins en sont-ils arrivés là ? Le marché des armes, autre que militaire, est apparu aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, avec la commercialisation du revolver inventé par un certain Samuel Colt pendant la guerre d’extermination des peuples autochtones (guerres indiennes, 1778-1890). C’est lui, avec d’autres, qui a instillé dans la naissante conscience nationale le sentiment que le danger — le « Wild West » — était pour ainsi dire partout, raconte William Hosley dans Colt: The Making of an American Legend, cité dans un papier du New Yorker. Suivra dans les années 1950 l’apparition de l’infâme fusil semi-automatique AR-15, version allégée du fusil d’assaut militaire M-14.
Aujourd’hui encore, la National Rifle Association (NRA) réussit, par marketing et mythologisation, à entretenir l’idée d’un « Wild West » omniprésent et, donc, à perpétuer un marché des armes en vente à peu près libre. À tel point, écrit encore le New Yorker, qu’avec l’automobile, les armes à feu — il s’en est vendu 20 millions en 2021 — sont, pour bien des Américains, « la pierre angulaire d’un mode de vie ».
Un autre tournant dans le développement du marché des armes est survenu avec l’élection de Barack Obama en 2008, ce qu’on a appelé le Barack Boom. Alors que les taux de criminalité étaient en fait à leur plus bas en plusieurs décennies, la NRA et les républicains ont dopé les ventes de l’industrie en soutenant que jamais les États-Unis n’avaient eu un président « aussi opposé à la liberté de porter une arme ». Voyez combien, de l’extermination des peuples autochtones à l’élection du premier président noir, la dissémination des armes aux États-Unis a des ressorts racistes.
Étonnant que ce mal des armes américain ne nous ait pas infectés plus tôt. Nous étions à l’abri, nous ne le sommes plus — ni socialement ni d’ailleurs politiquement. À Montréal, il s’est produit 144 événements violents par armes à feu en 2021, deux fois plus qu’en 2020. Or Québec en a pris acte et il agit, entre autres, pour freiner le trafic d’armes passant par Akwesasne. Quant à Ottawa, on ne peut pas dire qu’il se montre particulièrement proactif dans la lutte contre les marchés clandestins. Il ne peut pas attendre qu’en amont les États-Unis entendent raison.
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