Une fracture démocratique
Il y avait quelque chose de surréaliste à entendre le vice-président des États-Unis, J.D. Vance, sermonner les Européens sur la démocratie, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, qui a eu lieu en février dernier. Ses propos consacrent une fracture idéologique entre les États-Unis et l’Europe. Fracture aux conséquences multiples.
Rappelons tout d’abord les propos de J.D. Vance : « Ce qui me préoccupe est la menace de l’intérieur, le recul de l’Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales, valeurs partagées avec les États-Unis d’Amérique. »
De tels propos tenus alors même que le président Trump procède à une attaque sans précédent contre les fondements de la démocratie américaine : une présidence qui se déclare et se comporte comme étant au-dessus des lois, confortée en cela par une Cour suprême servile ; utilisation abusive et inconstitutionnelle de son pouvoir ; instrumentalisation de la justice pour protéger ses alliés et harceler ses adversaires ; attaques contre la presse et la liberté d’expression ; marginalisation du pouvoir législatif ; déconstruction de l’État.
Deux camps en Occident
Ce qui se dessine ainsi est un monde occidental divisé en deux camps, qui affirment des conceptions bien différentes de la démocratie.
L’une, qu’on qualifie de démocratie libérale, met l’accent sur des institutions solides, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, la reddition de comptes, la primauté du droit, les droits et la dignité de la personne, incluant la protection des minorités. C’est à cette conception que se rattache la majorité des Européens et des Canadiens.
L’autre, souvent qualifiée d’illibérale, se veut populiste, peu respectueuse des institutions, une pseudo-démocratie qui s’apparente à l’autocratie. Elle met l’accent sur un pouvoir exécutif fort qui prétend représenter « le peuple » et qui, à ce titre, ne peut être contraint ou supervisé par tout autre pouvoir, que ce soit le pouvoir des législateurs ou des juges, encore moins la presse, et qui est enclin à manipuler ou à discréditer les institution électorales si celles-ci ne le servent pas bien. Qui plus est, elle met un accent débridé sur la liberté d’expression, au point de normaliser le discours haineux.
Plusieurs, dont je suis, diront qu’il s’agit d’une conception tordue de la démocratie. Et c’est maintenant cette conception qui prévaut à Washington, de même que dans quelques États européens.
Bien sûr, la démocratie illibérale n’est pas l’invention de Trump. On peut penser aux cas de la Hongrie, de la Turquie, de l’Argentine. Mais ce qui change la donne, c’est que la superpuissance américaine embrasse maintenant cette version tronquée de la démocratie.
Le « leader du monde libre » n’est plus.
L’Europe et le Canada ont ainsi perdu un allié d’importance dans la promotion et la défense de la démocratie et des droits de la personne sur la scène mondiale. Les États-Unis, malgré leurs imperfections et de nombreux égarements, ont en effet longtemps servi de modèle et ils jouissaient d’une aura idéologique et d’instruments géopolitiques pour piloter un monde libéral.
Ainsi, il ne faudra plus compter sur les États-Unis, que ce soit au plan politique ou par le biais de ses ressources, tels les programmes soutenus par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), pour promouvoir la démocratie telle qu’on la connaît et défendre les droits de la personne.
Mais il y a plus.
Il y aura une collision sur la scène internationale entre l’Europe, le Canada et d’autres démocraties libérales, d’une part, et les États-Unis et quelques autres pays européens, d’autre part, eu égard à la démocratie et aux droits de la personne.
La force plutôt que le droit
La Conférence de Munich nous en offrait un avant-goût. On peut entrevoir des affrontements au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU), par exemple, sur les enjeux de liberté d’expression, notamment en ce qui touche les médias et les réseaux sociaux, ou encore les droits des minorités.
Pour ajouter au portrait, le tout s’inscrit dans un bouleversement de l’ordre international fondé sur le droit, ce même ordre construit en bonne partie sous le leadership américain. Il est très clair que, pour les États-Unis, le droit international est maintenant impertinent, seule compte la force. Parmi les droits sujets à être dépréciés : le droit à l’autodétermination des peuples. Pensons ici aux déclarations américaines en ce qui touche le Groenland, le Panama, Gaza, l’Ukraine et le Canada.
On exagère à peine en soulignant que les États-Unis se retrouveront plus près de l’axe des autocraties, en compagnie de la Chine et de la Russie, que d’une coalition des démocraties.
Les démocraties devront peut-être même se protéger des États-Unis. À preuve, le Groenland, qui a dû récemment renforcer ses mécanismes de prévention contre l’ingérence étrangère… américaine. Le Canada y est tout aussi exposé.
Face à cette nouvelle réalité, il sera impératif pour les tenants de la démocratie, tant les gouvernements que la société civile, de développer de nouvelles approches, des stratégies et des coalitions adaptées aux circonstances pour défendre et faire vibrer la démocratie au niveau national et sur la scène mondiale.
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