L’élection de Barack Obama a un avantage annexe, appréciable pour les médiateurs : on peut enfin écrire Noir, même dans un sous-titre de première page, comme dans Le Monde du 6 novembre (“… le vainqueur démocrate, premier Noir à accéder à la Maison Blanche”), sans recevoir une volée de messages criant au racisme. Ce jour-là, le terme a été utilisé 21 fois, idem le lendemain. Pas un reproche. Au contraire, des courriels ravis de notre couverture très complète de cette élection. C’est nouveau : jusque-là, mentionner la couleur de la peau, les racines ethniques ou religieuses d’une personne était tabou.
Il est vrai qu’il s’agit des Etats-Unis. Dans une page Focus du 26 août – “Pourquoi le métis Obama se définit comme un Noir” -, notre correspondant Sylvain Cypel a longuement expliqué que le mot “race”, de ce côté de l’Atlantique, n’a pas le sens péjoratif qu’il a en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Il désigne simplement un groupe humain, choisi par chaque citoyen, lors du recensement. Depuis 2000, un individu peut cocher plusieurs cases (par exemple “Hispanique” et “Noir”) ou une seule, comme Obama, signifiant ainsi la communauté à laquelle il s’assimile. Une minorité (2,5 %) d’Américains se déclarent métis – en cochant deux races ou plus. “On ne dit pas le candidat métis, mais noir, car lui-même se revendique comme tel. C’est une culture politique”, ajoute notre correspondant.
Cette approche décomplexée (de fraîche date il est vrai) n’a pas encore gagné la France. Durant toute la campagne américaine, nos correspondants se sont ainsi plaints du racisme sous-jacent de nos articles. “Je n’en peux plus de lire des précisions de couleur quand il s’agit de “noir (e)”, écrivait par exemple Ana Chavanat (courriel). Hier une écrivaine “noire américaine”, aujourd’hui “une députée noire et quatre sénatrices d’origine maghrébine”.” Ce message faisait référence à deux articles : un portrait de l’écrivaine Maya Angelou (grande figure de la communauté noire américaine, amie de Malcolm X et de Martin Luther King) et une enquête intitulée “Où est l’Obama français ?” qui soulignait la faible diversité ethnique de la représentation nationale, en France. Dans les deux cas, le contexte justifiait l’usage du mot “noir (e)”.
“J’ai été très étonnée, soulignait également Marcelle Espejo (courriel), de découvrir (…) qu’on identifie le père du sénateur McCain comme étant un “amiral en chef”, alors que le père du sénateur Obama est un “Noir kényan”. Sans doute l’origine ethnique de M. Obama suffit-elle pour situer sa carrière professionnelle… De même, la mère d’Obama est une “Blanche américaine”, alors qu’on ne mentionne pas la couleur de la peau de la mère de Mc Cain, sans doute parce qu’elle n’est ni noire, ni latino, ni…, etc. Je suis très inquiète de voir ce dérapage dans les pages du Monde.”
Les deux encadrés auxquels se référait notre lectrice résumaient en quelques lignes le parcours des deux candidats. Les précisions, qui auraient été choquantes dans un autre contexte, ne l’étaient pas dans ce cadre. L’origine de Barack Obama, Afro-Américain né d’un couple mixte, a eu, de fait, un poids non négligeable dans la bataille électorale – comme le fait que John McCain est le fils d’un amiral.
Où commence la discrimination, où finit le politiquement correct ? Le problème n’est pas neuf. Il est même un casse-tête pour les médiateurs. Rien, en effet, dans les chartes de déontologie n’interdit de préciser la couleur de peau, l’origine ethnique, la religion ou l’orientation sexuelle d’une personne, à condition que ces détails soient pertinents dans le contexte – ou que l’intéressé s’en prévale. Le Livre de style du Monde, ajoute, au chapitre Préjugé (s) : “Les rédacteurs s’interdisent d’utiliser toute formule ou tout cliché exprimant du sexisme (“une charmante greffière”), du racisme (“une cruauté tout orientale”) ou du mépris social (“fils d’un modeste instituteur”).”
Dans ce domaine, la faute s’apprécie au cas par cas et la maladresse n’est pas la moindre. Prenons deux exemples. D’abord une nécrologie du conseiller d’Etat Guy Braibant qui mentionnait “sa mère, une juive d’origine égyptienne”. “Cette formulation laisse une impression de malaise, relève M. Lemesle (Maisons-Laffitte, Yvelines). Qu’est-ce que votre journal veut prouver ?” Cette précision, explique l’auteur de l’article, éclairait les liens de M. Braibant avec son cousin Henri Curiel, une figure de l’anticolonialisme, assassiné à Paris en 1978, qui l’avait profondément marqué.
Autre exemple, un portrait de la comédienne Marina Foïs. “Vous écrivez : “mère juive, père sarde”, note Steven Lérys (Neuilly, Hauts-de-Seine). Je vous rappelle que le judaïsme est une religion, pas une nationalité.” La remarque dans ce cas est justifiée, même si la formulation exacte – “Parents soixante-huitards, mère juive et psy, père sarde, chercheur en physique” – venait de la comédienne elle-même et visait à souligner la diversité culturelle dont elle est issue, plaide l’auteur de l’article. L’erreur, ici, relève de la maladresse et non du sous-entendu malsain. Mais elle doit, bien entendu, être évitée.
C’est de moins en moins facile. Le politiquement correct et les crispations identitaires progressant (avec le malaise de la société ?), la liste des termes tabous s’allonge, contraignant les rédacteurs à des périphrases de plus en plus artificielles : “minorités visibles”, “jeunes de la diversité” ou “issus de l’immigration”, etc. “Musulman” fait partie des termes sensibles, idem pour “Kabyle” – “Depuis plus d’un siècle, la Kabylie désigne une partie intégrante de l’Algérie !”, proteste Luc Thiebaut (Dijon). “Jeune” lui-même devient suspect, car synonyme de voyou issu des banlieues – vérification faite, ce n’est heureusement pas le cas dans nos pages.
Depuis peu c’est au tour du mot : “9-3”. Après la publication d’un article intitulé “Dans le “9-3″, beaucoup d’ascenseurs, pas de formation”, un lecteur habitant Le Raincy (Seine-Saint-Denis) écrit : “Les habitants de ce département se considèrent comme stigmatisés par le comportement des médias. Le mot nègre est banni, mais nous, on continue à nous traiter de “9-3″, comme si c’était une nouvelle forme de langage.” Vivement l’effet Obama !
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