La tâche primordiale du nouveau président américain consistera avant tout à rétablir la crédibilité des États-Unis dans le monde, estime Francis Fukuyama. De passage à Paris, le célèbre politologue de l’Université Johns Hopkins a livré ses impressions à un auditoire sélect de l’Institut français des relations internationales (IFRI). À quelques semaines de la passation des pouvoirs à la Maison-Blanche, l’auteur de La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992), qui a flirté un temps avec les néo-conservateurs, estime que le nouveau président aura d’abord pour tâche de redonner une certaine crédibilité à la fois au discours politique des États-Unis et à sa politique économique qui sortent tous deux très mal en point de la présidence de George W. Bush.
«Aujourd’hui, le mot démocratie est redouté. Dès qu’on le prononce à l’étranger, on nous parle de Guantánamo et d’Abou Ghraib. Même si la seconde administration Bush était très différente de la première, avec Condoleezza Rice, les États-Unis ont perdu une grande partie de leur crédibilité morale.»
Selon Fukuyama, ce discrédit s’étend maintenant aussi à la politique économique pratiquée par les États-Unis depuis Ronald Reagan et qui a été exportée à travers le monde à l’aide des grandes organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
«En créant le mythe selon lequel toute réduction d’impôts s’autofinançait automatiquement [parce qu’elle créait supposément de la croissance], le président Reagan a rendu le gouvernement à peu près incapable de lever des impôts. Cette orthodoxie a empêché les États-Unis de se donner, par exemple, une véritable politique de l’énergie.»
Sur le plan de la politique étrangère, le philosophe estime que le nouveau président devra relever un défi face auquel les gouvernements Bush et Clinton ont tous deux échoué. «L’adaptation mentale sera difficile. Elle consistera à apprendre à agir dans un monde de plus en plus multipolaire. Bush et Clinton pouvaient tenir pour acquis un haut niveau d’hégémonie américaine. Ce n’est plus le cas pour Obama. Je crois que l’administration Clinton a été aussi coupable dans le domaine économique que l’administration Bush dans le domaine de la sécurité. Il faut donc repenser nos politiques en fonction d’un monde où la Russie, l’Inde, la Chine, le Brésil et plusieurs autres pays sont beaucoup plus puissants. Il ne suffira pas d’être un peu plus multilatéraliste que la seconde administration Bush, il faudra faire preuve de beaucoup plus d’imagination.»
Obama fait comme… Nixon!
Ironiquement, estime le politologue, le retrait des troupes américaines d’Irak pourrait être la tâche la plus facile du nouveau gouvernement. C’est essentiellement pour cette raison, croit-il, que le nouveau président a reconduit Robert Gates dans sa fonction de secrétaire à la Défense. Il en ira tout autrement en Afghanistan où «le problème ne pourra pas être réglé en augmentant les effectifs militaires». Mais pour s’attaquer à ces différents défis, Obama devra d’abord redonner du nerf à l’administration américaine «dont les capacités ont décliné tout au long de l’administration Bush», dit Fukuyama.
Les nominations de Robert Gates (Défense), Jim Jones (conseiller à la sécurité nationale) et Hillary Clinton (secrétaire d’État) ont déjà été critiquées par la gauche du Parti démocrate. Le politologue Stevens Clemons, de la New America Foundation, n’hésite pas à comparer la stratégie qui s’en dégage à celle de… Richard Nixon. «Personne n’aurait pensé qu’Obama aurait été aussi nixonien. Un peu comme John McCain au fond. Quand Nixon est arrivé au milieu de la guerre du Vietnam, il a tout fait pour préserver la latitude des États-Unis dans une période de déclin. Obama est tenté de faire exactement la même chose. Il doit absolument avoir l’air dur, ce qui lui donnera la latitude de faire autre chose sans être attaqué sur sa droite.»
Leadership ou multilatéralisme?
Les Européens doutent évidemment de la capacité du nouveau président à pratiquer véritablement le multilatéralisme. Le ralliement de l’administration Obama au multilatéralisme ne signifie pas une acceptation de la multipolarité, précise le conseiller spécial de l’IFRI, Dominique Moïsi. «Un des premiers discours d’Obama aux Européens consistera probablement à dire: “Vous avez voté pour moi, maintenant agissez pour moi!” Ce type de demandes va se multiplier.» Moïsi ne sent donc aucun ralliement d’Obama à la multipolarité. Il croit même que l’Europe pourrait être de plus en plus prise de court par une Amérique qui se remet en mouvement. «Même sur les questions environnementales, l’Europe pourrait se trouver prise à rebours par une Amérique qui soudain deviendrait plus verte qu’elle. […] Et que dirait la France si l’Amérique était sérieuse dans sa volonté de mettre fin à l’arme nucléaire?»
Selon Francis Fukuyama, la plupart des étrangers, et notamment les Européens, demandent à la nouvelle administration tout et son contraire. «On attend des Américains qu’ils reconnaissent la multipolarité du monde. Soit, mais en même temps, on leur demande de faire preuve d’un véritable leadership dans de nombreux dossiers. On ne peut pas souhaiter les deux en même temps. Il faut choisir!» Selon le politologue, les États-Unis n’oublieront jamais les leçons des Balkans où, les Européens ne parvenant pas à se mettre d’accord, avaient dû agir seuls.
Pour le politologue Ian Lesser, du German Marshall Fund, les Américains sont prêts à accepter le multilatéralisme. «Mais, le problème, c’est que nos partenaires n’ont pas de moyens.»
Le message qu’envoie le monde au nouveau président est profondément ambigu, reconnaît Moïsi. «Jamais une élection américaine n’a autant été suivie dans le monde entier et n’a donc autant donné aux États-Unis l’impression qu’ils étaient le coeur du monde. Or, cela se produit justement au moment où l’Amérique réalise que sa centralité politique et économique est remise en question. Au fond, le monde dit à l’Amérique: “Nous ne vous avons jamais autant regardé, mais nous savons que vous n’êtes plus les mêmes.”»
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