Sur l’écran, une banlieue de Bagdad captée du haut d’un hélicoptère militaire. La croix du viseur se déplace sur les toits des maisons. Des bouts de conversation laissent deviner qu’un autre appareil vole à proximité.
Soudain, un groupe de gens attire l’attention des soldats. «Il y en a cinq, six, avec des AK-47», dit l’un d’eux. Les armes à feu crépitent, des gens se mettent à courir dans un nuage de poussière.
«Y en a un qui rampe, là-bas», dit un militaire. Suivent de nouveaux tirs, et l’homme qui rampait ne rampe plus. Puis, ce commentaire: «Regarde ces salauds morts.»
Cette attaque a eu lieu le 12 juillet 2007. Bilan: 12 morts, 2 enfants blessés. Tous des insurgés irakiens, a assuré l’armée américaine. Manque de chance: parmi les victimes figuraient un chauffeur et un photographe de l’agence Reuters. L’agence de presse a réclamé une enquête militaire, qui a conclu que les soldats avaient respecté scrupuleusement les «règles de l’engagement».
Même si elle a fait appel à la Loi sur l’accès à l’information, Reuters n’a jamais pu obtenir l’enregistrement vidéo qui immortalise cet événement. Ce dernier a été remis à WikiLeaks. Au printemps dernier, l’équipe de Julian Assange s’est enfermée dans un appartement de Reykjavik. Il a fallu des semaines pour décrypter le document. Des semaines, aussi, pour déchiffrer le jargon des soldats, déterminer leurs unités, dépêcher deux journalistes islandais à Bagdad pour rejoindre les familles des victimes. Et pour préparer les gens à l’attention médiatique dont ils feraient l’objet le jour où WikiLeaks publierait ces images.
Depuis, des millions de personnes ont pu voir cette vidéo accessible sur YouTube sous le titre Meurtre collatéral. Et ces millions de gens ont pu constater, de leurs propres yeux, que l’attaque militaire ne visait pas uniquement un groupe d’insurgés. Que ce jour-là, des civils sont morts pour rien. Et que l’armée a tout fait pour camoufler cette information.
La vidéo de Bagdad n’est qu’un exemple des nombreuses révélations de WikiLeaks et de son fondateur, l’Australien Julian Assange. Ce dernier a d’abord fait sa marque en 2007, avec de l’information sur la corruption du régime de l’ancien président du Kenya Daniel Arap Moi. Publiées par The Guardian à la veille de nouvelles élections, ces révélations ont fait beaucoup de bruit et ont contribué à l’issue du vote.
Depuis, on ne compte plus les coups fumants de l’homme par qui les scandales ne cessent d’arriver. Le «climategate», c’est lui. Le «cablegate» – ces 250 000 messages diplomatiques qui sont publiés progressivement dans la presse internationale -, c’est également lui. Tout comme les 77 000 documents confidentiels au sujet de la guerre en Afghanistan.
Au moment où j’écris ces lignes, la plus récente révélation concernait l’Inde et son recours systématique à la torture contre des civils au Cachemire.
Julian Assange est un personnage fascinant. Son enfance avec une mère artiste qui a bourlingué de ville en ville et de conjoint en conjoint, leur fuite à la suite d’une mauvaise séparation, sa jeunesse de hacker et, maintenant, cette accusation de viol en Suède – tout cela contribue au mythe d’une sorte d’électron libre de l’information. Un homme plus ou moins fréquentable, qui fait à l’occasion oeuvre utile mais qui ne s’embarrasse pas trop de règles éthiques et se comporte comme une sorte de tireur fou du journalisme.
C’est ce qui a amené Amazon à cesser d’héberger le site de WikiLeaks. Tandis que des sociétés comme PayPal, Visa et Mastercard refusent tout transfert d’argent vers le site de Julian Assange. Et que des hommes politiques américains réclament qu’il soit jugé pour trahison, voire assassiné.
Mais cette levée de boucliers a suscité aussi une réaction inverse qui prend de plus en plus d’ampleur.
Parmi les défenseurs de WikiLeaks, on trouve le documentariste Michael Moore. «On nous a entraînés dans la guerre en Irak à partir d’un mensonge. Des centaines de milliers de personnes y ont trouvé la mort. Imaginez ce qui se serait passé si les hommes qui ont organisé ce crime de guerre en 2002 avaient été placés devant un WikiLeaks», écrit-il sur le site Huffington Post.
Une association de journalistes australiens a aussi volé au secours d’Assange, au nom de la liberté de la presse.
«WikiLeaks a pour but d’améliorer notre système démocratique, pas de l’affaiblir», écrit le magazine Wired, qui ajoute que «la meilleure et la seule défense d’un État contre des révélations dévastatrices consiste à agir avec justice et équité».
On a reproché à Julian Assange d’avoir exposé des sources vulnérables en publiant de l’information confidentielle, notamment en Afghanistan. «Pourtant, personne n’a demandé de protection supplémentaire à la suite de ces révélations, et il ne semble pas que des informateurs en aient subi de conséquences néfastes», dit Clint Hendler, qui suit ce dossier pour la Columbia Journalism Review.
Ce dernier affirme que, au fil des ans, Julian Assange a raffiné ses méthodes. Surtout depuis qu’il s’est associé à des médias et qu’il soumet ses documents au jugement de journalistes.
«Il a divulgué des histoires très significatives sur les agissements des États-Unis et la conduite de deux guerres», dit-il.
Mais de là à rendre publics des documents diplomatiques confidentiels? «Le problème, c’est qu’un nombre important de documents sont gardés secrets sans raison», dit Clint Hendler.
L’un des arguments les plus convaincants en faveur de Julian Assange vient d’une source surprenante: une ancienne agente du FBI, Coleen Rowley, qui a été mêlée à l’arrestation de Zacarias Moussaoui, ce terroriste qui avait suivi des cours de pilotage aux États-Unis peu de temps avant les attentats du 11 septembre.
Dans une lettre publiée à l’automne dans le Los Angeles Times, Coleen Rowley rappelle comment ses patrons de Washington avaient refusé que les agents du FBI fouillent dans l’ordinateur de Moussaoui. «Nous travaillions pour une bureaucratie sclérosée incapable d’agir rapidement», déplore-t-elle, avant de suggérer que si WikiLeaks avait existé à cette époque, des agents frustrés devant l’indifférence de leurs patrons y auraient peut-être acheminé quelques «secrets d’État.» Et ils auraient alors peut-être prévenu les attentats du 11 septembre…
Ce n’est pas sûr, évidemment. Mais cela montre, en tout cas, qu’un abus de confidentialité peut s’avérer plus nocif qu’un excès de transparence. Et que Julian Assange méritait pleinement de devenir l’homme de l’année du magazine TIME – qui s’est montré terriblement frileux en optant plutôt pour le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg. Il faut dire que ce dernier a beaucoup d’amis. Julian Assange, lui, collectionne plutôt les ennemis…
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