Des milliards de secrets à trahir
PAR JOËLLE KUNTZ
La gestion du secret d’Etat est un casse-tête, partout. Aux Etats-Unis, la difficulté atteint d’énormes proportions. Juger Assange pour trahison n’apporterait aucune solution. Par Joëlle Kuntz
En 1994, le Sénat des Etats-Unis nommait une commission bipartisane pour protéger le secret gouvernemental tout en diminuant son champ. Elle devait examiner les procédures de classification des informations et recommander des adaptations. Il y allait du budget fédéral: les demandes de déclassification occupaient des services entiers et coûtaient cher pour des résultats au compte-gouttes. Dans la seule CIA, 230 à 300 personnes étaient occupées à répondre à ces demandes, dont chacune nécessitait 280 jours de travail, à raison de 2,87 dollars par page examinée. Sans compter les «recherches spéciales», politiquement délicates, comme l’assassinat des nonnes au Salvador, les disparitions au Guatemala et toutes les affaires d’Amérique latine des années 1970 et 1980, qui devenaient de plus en plus nombreuses à faire l’objet de demandes de déclassification.
En présentant les conclusions unanimes de la commission, son président, Daniel Patrick Moynihan, déclara en 1997: «Le secret est une forme de régulation gouvernementale mais l’excès de secret a des retombées importantes sur l’intérêt national si les acteurs politiques ne sont pas totalement mis au courant, si le gouvernement n’est pas tenu pour responsable de ses actions et si le public est empêché de mener un débat informé.» Moynihan dénonçait une bureaucratie enfermée dans la «culture du secret» qui lui permettait d’agrandir son pouvoir.
Les Etats-Unis avaient alors plus de 1,5 milliard de pages de matériel classifié qui datait de 25 ans ou plus. Chaque année, 400 000 nouveaux documents «top secret» étaient créés, dont la divulgation pouvaitprovoquer, selon la loi, «un danger exceptionnellement grave pour la sécurité nationale». Un capharnaüm. Le président Clinton fit déclassifier les données de plus de 25 ans, sauf requête contraire exceptionnelle.
Comme la plupart des pays, les Etats-Unis ont l’infernal souci de la gestion de l’information d’Etat. La centraliser et la redistribuer dans la haute administration paraissait une solution de bon sens dans les années 1990 et 2000 quand apparaissaient les inconvénients du cloisonnement. Mais c’est précisément cette centralisation qui a permis au soldat Manning de se brancher à la source pour reverser ses trouvailles sur WikiLeaks. Le problème est donc à remettre sur le métier.
C’est dans ce contexte chahuté que certaines autorités américaines croient malin de réclamer la condamnation de WikiLeaks au titre de la loi sur l’espionnage. Aucun responsable judiciaire ne s’est encore prononcé définitivement sur la faisabilité de pareille accusation, tant le risque est grand de heurter le premier amendement, garant de la liberté d’opinion et de presse, et donc de soulever une vague d’indignation dans le pays.
L’«Espionage Act» a été adopté par le Congrès américain en juin 1917, deux mois après l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne, pour interdire les manifestations politiques jugées antipatriotiques. A ce titre, il devenait illégal de diffuser des informations portant atteinte à l’effort de guerre américain. Tout discours entraînant l’insubordination, la mutinerie ou la désertion devenait passible d’amende ou d’emprisonnement. La direction générale de la Poste se voyait investie du droit de refuser l’acheminement de publications contraires à l’intérêt national, ce qu’elle fit avec grand zèle à travers son vaste réseau national. L’application de la loi était laissée aux procureurs locaux, avec toute la variation d’interprétation que cela supposait.
Dans l’ambiance de la guerre, cette loi a été abondamment utilisée. Sa plus célèbre victime a été Eugene Debs, président du Parti socialiste et plusieurs fois candidat à l’élection à la Maison-Blanche, jeté en prison en 1918 pour obstruction au recrutement.
Critiqué comme contraire à la Constitution, l’«Espionage Act» a été soumis en 1919 à l’arbitrage du Tribunal suprême à l’occasion du jugement en appel de Charles Schenck, un militant socialiste arrêté et condamné en 1917 pour avoir distribué des tracts contre la conscription. Les juges étaient divisés. L’un d’eux, Oliver Wendell Holmes, a fait pencher la balance en se prononçant finalement pour le maintien de la condamnation mais en précisant que la liberté d’expression ne pouvait être réprimée qu’en cas de «danger clair et immédiat» pour l’action gouvernementale.
Ce «danger clair et immédiat» inscrit dans la jurisprudence a fait couler beaucoup d’encre depuis. En 1927, le juge Brandeis, estimant que les fondateurs n’avaient pas «exalté l’ordre aux dépens de la liberté», déclarait que seule une «circonstance critique» pouvait justifier la répression. Il ajoutait qu’il était «toujours loisible aux Américains» de contester la véracité de ladite circonstance.
La question de savoir quelle sorte de danger WikiLeaks fait courir à l’Etat américain a donc une longue histoire derrière elle aux Etats-Unis, dans laquelle est toujours en jeu la loyauté nationale. Une inculpation d’Assange par le Pentagone donnerait peut-être aux patriotes échauffés l’impression qu’un outrage est reconnu et punissable, mais ferait-elle avancer le chantier ouvert sous Clinton sur la culture du secret?
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