Interview croisée entre Jean-Pierre Jacqmin (RTBF) et Marc Lits (Directeur de l’Observatoire du récit médiatique (UCL)).
Jean-Pierre Jacqmin, directeur de l’information à la RTBF
Pourquoi la RTBF consacre-t-elle tant d’efforts à la commémoration du 11 septembre 2001 ?
Parce que les commémorations des événements importants ont deux buts : d’abord, rappeler ce qui s’est passé (dix ans, ce n’est pas rien dans le temps). Ensuite, il ne suffit pas de rappeler que deux avions sont entrés dans les Tours, mais de dire tout ce qui s’est passé depuis et de présenter le monde dans lequel on vit maintenant.
Y a-t-il eu débat en rédaction sur la couverture à réaliser ?
Sur la couverture proprement dite, non. On a parfois des débats sur des commémorations moins importantes que celle-là, en se posant la question de savoir si on le fait ou pas. Mais nous ne pouvons pas faire semblant de ne pas avoir de mémoire. Je pense qu’on nous reproche suffisamment souvent d’en manquer pour devoir écarter d’un revers de la main l’idée de commémorer ce genre d’événements.
Ces sujets font-ils encore de l’audience dix ans plus tard ?
En tout cas, on n’a pas le sentiment de voir une baisse de l’audience. On ne peut pas dire non plus qu’il y a une hausse; c’est un peu selon la qualité et l’intérêt de chaque séquence. On a diffusé une série de documentaires et les gens les ont regardés parce que quelque part ces émissions apportent aussi un éclairage neuf sur l’événement. Si on devait plus se rappeler du passé, on ne ferait plus beaucoup d’émissions et de fictions sur l’histoire, alors qu’on voit qu’elles intéressent les gens.
N’y a -t-il pas un goût de la morbidité chez les consommateurs de médias ?
Il y a toujours une part de curiosité. Ainsi, je m’arrête rarement au carrefour en bas de chez moi parce qu’il fait beau temps mais s’il y a collision entre deux voitures, je vais m’y intéresser car il s’est passé un “événement”. Je ne reproche pas aux gens de ralentir lorsqu’il y a un accident sur l’autoroute pour regarder parce que le jour où les gens ne s’intéresseront plus à cela, à quoi le feront-ils encore ?
Beaucoup disent qu’on en fait trop pour un simple anniversaire alors que d’autres questions plus brûlantes ne reçoivent pas le même traitement. Votre sentiment ?
Ce n’est pas parce que l’on parle du 11 septembre qu’on évacue la crise politique en Belgique, la chasse à Khadafi ou d’autres dossiers chauds.
N’est-on pas entré dans une société de commémoration qui ne parvient pas à s’inscrire dans le présent ou le futur ?
On pourrait relancer la phrase “Si tu ne te rappelles pas d’où tu viens, tu ne sais pas où tu iras”.
Comment jugez-vous l’attrait de nombreux citoyens pour les thèses qui remettent en cause la réalité de ce qui s’est passé ce jour-là ?
Dans notre métier de journaliste, on doit douter de tout. Malheureusement, il y a toujours une possibilité pour certains d’agiter de la fumée. Les gens ont parfois le sentiment d’être manipulés. Notre rôle de journaliste est d’éclairer au maximum. Les thèses conspirationnistes, on les a démontées. Le public en général peut être parfois déconnecté des ressorts de notre monde et peut se sentir impuissant et inquiet, au-delà d’une base qui en profite pour faire de l’antiaméricanisme primaire.
Marc LitsDirecteur de l’Observatoire du récit médiatique (UCL)
Comment appréciez-vous la quantité de temps et d’espace accordés à l’anniversaire du 11 septembre dans les médias ?
On voit bien que c’est une tendance assez lourde ces dernières années, qui va en s’accroissant, d’utiliser les commémorations. On est là dans une logique. On le fait aussi de plus en plus longtemps. Ici, ce qui est frappant, c’est que le 11 septembre n’est pas encore là, et cela fait au moins huit jours qu’on a commencé et qu’on met en place une sorte de feuilletonnisation de la chose, qui entretient non pas le suspense – on connaît la fin de l’histoire – mais l’intérêt des gens en les tenant en haleine. Ainsi, j’ai été assez surpris de voir que la TV et la radio allaient faire des “directs” et des JT spéciaux, ce qui se justifiait il y a dix ans, mais beaucoup moins aujourd’hui. Il y a des relents commerciaux dans tout cela.
Sur le plan qualitatif, ce que vous avez lu ou vu jusqu’ici est-il à la hauteur des standards journalistiques ?
Oui, parce que si on fait une recension des choses, en même temps on essaie de contextualiser les faits.
N’est-on pas entré dans une société de commémoration ?
En tout cas, on a parfois du mal à trouver ses racines et son identité – en Belgique, on est particulièrement bien placé pour le savoir. On voit bien que les médias essaient de jouer ce rôle-là parce qu’ils sont au cœur de la société, et qu’ils mettent cela en avant parce qu’il y a un besoin. Dans ce qu’on appelle la société postmoderne, il n’y a plus de modèles dominants, et les citoyens ont besoin de balises. Les médias ont en quelque sorte trouvé un second métier. Le premier, c’est de relater l’actualité; le second c’est de sans cesse resituer les choses, ce qui permet aux médias classiques de faire mieux la différence avec le web et les réseaux sociaux, qui sont plus dans l’immédiateté.
Ne ressentez-vous pas un goût pour la morbidité chez les gens ?
Le 11 septembre est un événement politique d’ampleur, c’est aussi un énorme fait divers parce qu’on a beaucoup montré les victimes, notamment ces personnes qui se jetaient dans le vide. On est aussi revenu sur beaucoup de portraits de parents des victimes. On utilise cela plus qu’il y a dix ans où, par exemple, on n’avait pratiquement pas montré de morts. Ici, avec la distance, on peut plus facilement en parler et donner la parole à ces témoignages émouvants.
Comment analysez-vous l’attrait de nombreux citoyens pour les thèses conspirationnistes ?
Les médias traditionnels sont encore relativement discrets sur ceux qui parlent de complot, affirmant que les tours ont été sabotées par les Américains eux-mêmes ou qu’il n’y a jamais eu d’avion s’écrasant contre le Pentagone. Cela circule toujours. Cela relève d’éléments qui n’ont jamais existé – “Hitler n’est pas mort en 1945”- mais le développement d’Internet favorise ce qui reste de la rumeur. Les thèses comme cela ont beaucoup de succès sur des sites qui peuvent se présenter comme ceux qui tiennent un discours alternatif par rapport à l’ensemble des médias qui sont aux ordres du pouvoir.
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