Comment la France et les États-Unis se sont déchirés sur l’Iran
Paris n’a pas supporté que Washington négocie secrètement avec Téhéran un accord sur le nucléaire, quitte à faire échouer les pourparlers. Récit.
Un accord historique était à portée de main. Après dix ans d’impasse, l’épineux dossier du nucléaire iranien, que les Occidentaux soupçonnent d’avoir une vocation militaire, allait trouver une issue pacifique. Pour la deuxième fois depuis l’accession à la présidence iranienne du “modéré” Hassan Rohani, le groupe des “5 + 1” (les cinq grandes puissances – États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni + l’Allemagne) rencontrait à Genève le nouveau négociateur en chef du nucléaire et chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif, déterminé à trouver un accord pour lever les sanctions qui asphyxient l’économie de la République islamique.
Signe de l’imminence d’un accord, le bal d’arrivée en Suisse des chefs de la diplomatie occidentaux, qui n’étaient pas attendus à pareille fête, la réunion étant traditionnellement dévolue aux directeurs politiques des chancelleries. Mais l’un d’entre eux va rapidement rompre avec l’optimisme ambiant. C’est Laurent Fabius. Le chef de la diplomatie française affirme, après lecture du texte initial des négociations, n’avoir “aucune certitude” quant à la conclusion d’un accord, des “questions importantes” n’étant pas réglées. Stupeur dans les couloirs de l’Hôtel Intercontinental qui accueille la rencontre. Les négociateurs occidentaux ont pourtant eu trois semaines pour s’accorder sur un texte commun à présenter à l’Iran.
Négociations secrètes
“Ces réactions donnent l’impression que Laurent Fabius a découvert le texte à son arrivée à Genève”, remarque François Nicoullaud (1), ancien ambassadeur de France en Iran. “Si la diplomatie française n’était pas d’accord, pourquoi n’a-t-elle pas bloqué le texte avant ?” L’intransigeance française finit par payer. Après trois journées d’intenses négociations, les 5 + 1 s’accordent sur un texte commun. Pour un deal avec l’Iran, il faudra repasser. À Washington comme à Téhéran, les partisans de la confrontation sur le dossier nucléaire iranien jubilent. Mais que diable s’est-il passé à Genève ?
C’est que le texte initial présenté jeudi à Genève n’est pas l’oeuvre des 5 + 1, mais le fruit des Américains et des Iraniens. Cela fait en réalité six mois que les États-Unis et l’Iran discutent ensemble dans le plus grand secret. “Il y a eu des échanges de positions, sans côté officiel, entre le Département d’État et le ministère iranien des Affaires étrangères afin de parvenir à un accord sur le nucléaire”, affirme François Géré (2), directeur de l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas). “Les Américains ont accepté d’accorder à l’Iran le droit d’enrichir de l’uranium sur son territoire, ainsi que de conserver une certaine quantité d’uranium enrichi à 20 % sous le strict contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique”.
La France pas concertée
Problème, ce sont exactement ces points que rejette la France depuis qu’elle a entamé le processus de négociations avec l’Iran en 2003. Pire, Paris n’a même pas été informé des détails des négociations secrètes entre Washington et Téhéran, alors que les Américains font partie du groupe des 5+1, mandaté par l’ONU pour négocier avec l’Iran. Ainsi, jeudi, au premier jour des pourparlers, c’est avec son propre texte que la délégation américaine arrive à Genève afin qu’il serve de base aux négociations.
Le projet prévoit un allègement de sanctions “réversibles” portant sur les secteurs du commerce, de l’or et des métaux précieux, l’industrie pétrochimique, ainsi que le déblocage de 50 milliards de dollars d’avoirs iraniens gelés sur des comptes à l’étranger. En échange, l’Iran suspend l’enrichissement d’uranium à 20 % qu’il conserve sur son territoire, tout en poursuivant ses activités à des degrés moindres pour ses besoins civils. En cas de signature le week-end dernier à Genève, l’accord intérimaire devait aboutir six mois plus tard à la conclusion d’un texte définitif prévoyant la levée des sanctions les plus dures touchant le pétrole et les banques iraniennes.
Fabius joue son va-tout
Si les Britanniques et les Allemands ont applaudi à deux mains, ce n’est pas le cas de la France, furieuse d’avoir ainsi été tenue à l’écart d’un accord jugé faible. Apprenant jeudi que le secrétaire d’État américain John Kerry écourte sa visite en Israël pour se rendre à Genève, Laurent Fabius décide de le devancer pour jouer son va-tout. Sur place vendredi, il rompt le secret des négociations en cours et prend la presse à témoin. Sur France Inter, le ministre met en garde contre un “jeu de dupes”, insistant sur le danger lié au réacteur “extrêmement proliférant” d’Arak, qui pourra produire du plutonium lorsqu’il sera achevé dans un an.
Pourtant, à en croire Ali Vaez, spécialiste de l’Iran à l’International Crisis Group, ce réacteur à eau lourde, qui a fait l’objet d’une mise en garde pour la première fois en avril dernier par l’AIEA, puis depuis par Israël, ne représente pas un risque “urgent”. “Jamais il ne pourra être achevé avant six mois, c’est-à-dire la fin de l’accord intermédiaire, et il faudra plusieurs années avant que les Iraniens puissent espérer y produire du plutonium.”
Blocage français
L’expert en est convaincu. “C’est clairement la question d’Arak qui a bouleversé l’équilibre des négociations qui avait été atteint jusque-là, et qui n’a pu être retrouvé par la suite.” François Géré estime même que “la diplomatie française a repris l’affaire de ce réacteur pour la transformer en cause de blocage, vexée de ne pas savoir ce qui avait été conclu entre Iraniens et Américains”.
Le coup de Trafalgar de Paris a tout d’abord passablement énervé l’équipe américaine. “Les Américains, l’Union européenne et les Iraniens ont travaillé de façon intensive pendant des mois sur cette proposition, et ce n’est rien de plus qu’une tentative par Fabius de s’immiscer au dernier moment pour jouer un rôle dans la négociation”, a pesté samedi un diplomate américain. À l’Élysée, on assure pourtant que “tout ce qu’a fait Laurent Fabius à Genève a été décidé en étroite collaboration avec le président de la République”.
Temps compté
Au sein de la délégation française en Suisse, on explique vouloir “éviter l’euphorie du verre à moitié plein”, en référence à l’accord avorté de 2003 négocié avec la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Tout d’abord furieux, John Kerry a peu à peu repris ses esprits, jusqu’à imputer dimanche l’échec des négociations aux Iraniens. “Ces accusations n’ont aucun sens”, riposte aujourd’hui un diplomate iranien. “Nous étions réellement partis pour un accord, en témoigne la prolongation des discussions jusqu’à samedi. C’est de l’autre côté de la table qu’il faut chercher le manque de coopération, notamment de la France, qui a apporté des exigences à la dernière minute. En agissant ainsi, il n’y aura jamais de résultat.”
Des accusations que rejette en bloc la partie française. “Notre position n’est pas différente des Américains. La preuve, nous sommes arrivés à un texte commun, et cela n’aurait jamais été le cas si la situation avait été aussi dramatique qu’on le décrit.” Après dix années de front commun contre la menace nucléaire iranienne, les Occidentaux n’auront jamais paru autant désunis. “Nous étions fermes, car il n’y avait personne en face de nous pour négocier”, souligne une source diplomatique occidentale. “Aujourd’hui, nous négocions vraiment.” Le diplomate admet toutefois : “Le groupe de 5 + 1 n’est pas très homogène, c’est comme faire du slalom avec un autobus.” Mais il se veut rassurant : “Il y a des tensions, car nous approchons d’un accord.”
La fenêtre d’opportunité se réduit pourtant comme peau de chagrin. Un nouvel échec lors de la prochaine et dernière chance, le 20 novembre prochain à Genève, pourrait mettre le président iranien Hassan Rohani en porte à faux devant le guide suprême à qui il a promis une levée des sanctions. Car avec l’année 2014 arrivera le temps des nouvelles sanctions du Congrès américain, qui doucheront définitivement les chances d’une issue diplomatique à cette crise.
(1) François Nicoullaud, auteur de Le turban et la rose : journal inattendu d’un ambassadeur à Téhéran(Éditions Ramsay).
(2) François Géré, auteur de Dictionnaire de la désinformation (éditions Armand Colin).
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