A Patriot Act? Great Idea, Ms. Pécresse. The Romans Called that a Dictatorship

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Un Patriot Act ? Excellente idée, Mme Pécresse. Les Romains appelaient ça la dictature

Publié le 14/01/2015 à 11h11

Le bal des propositions sécuritaires a commencé chez les politiques, avec son lot d’idées idiotes, moyennes ou passables ; mais la plus stimulante revient sans doute à l’ancienne muse des universités, Valérie Pécresse, qui a déclaré sans fard au micro d’Europe 1 :

« Il faudra bien entendu un Patriot Act à la française. »

Pourquoi stimulante ? Parce que Valérie Pécresse commence là à dresser un parallèle historique avec la réponse judiciaire américaine aux attentats du 11 septembre (qui, en très bref, permet une suspension des conditions normales d’enquête et de détention en cas de soupçon de terrorisme).

Autrement dit : elle suggère qu’une réponse appropriée au terrorisme est de créer une sphère d’exception dans la loi, qui suspend le processus démocratique et judiciaire normal pour lutter contre le danger en question.

Valérie Pécresse ne remonte qu’au Patriot Act (qui est relativement récent), mais on pourrait lui suggérer une série d’autres parallèles à placer, qui seraient autrement plus chic, mais pourraient aussi donner à réfléchir sur la pratique de l’état d’exception.

1. Les références classiques : Athènes et Rome

Du côté de la démocratie athénienne, on peut réussir à trouver quelques épisodes d’apparition d’« hommes forts », à qui de grands pouvoirs sont confiés par le peuple en cas de danger de la cité ;

* notamment Solon, à qui les Athéniens laissent totalement carte blanche pour éviter la guerre civile en 594-593 avant notre ère (et qui, ironiquement, livre un code de loi qui organise le bon fonctionnement de la démocratie),

* ou Alcibiade qui est élu « stratège autocrator » avec les pleins pouvoirs en -407 (au moment où Athènes est en train de perdre la guerre du Péloponnèse) – ce qui ne dure pas très longtemps, puisqu’il est destitué dès -406.

Mais comme on le voit, globalement la référence classique pour penser la démocratie moderne ne permet pas vraiment les parallèles en termes de suspension de la vie publique face au danger (c’est d’ailleurs peut-être pour ça que c’est la référence classique).

C’est en revanche nettement différent dans la Rome antique, qui a une institution totalement consacrée à ça : la dictature.

Celle-ci est créée au moment de la chute de la monarchie et de la création de la république romaine (début du VIe siècle avant notre ère), et donne les pleins pouvoirs (l’imperium, ce qui suspend toutes les autres magistratures et permet de condamner à mort sans procès) à un citoyen.

Elle s’applique dans les situations d’urgence militaire (la dictature apparaît en -501, devant la menace des Sabins) ou même civile, lorsqu’il faut absolument procéder à une élection ou à un rite religieux, par exemple le temps de planter un clou en -361 :

« […] comme les antiques traditions des annales rapportaient qu’autrefois, lors des sécessions de la plèbe, le dictateur avait planté un clou, et que cette solennité expiatoire avait ramené à la raison les esprits des hommes aliénés par la discorde, on s’empressa de créer un dictateur pour planter le clou. On créa Cn. Quinctilius, qui nomma L. Valerius maître de la cavalerie. Le clou planté, ils abdiquèrent leurs fonctions. »

— Tite-Live, Histoire romaine, VIII, 18

Car la beauté de la fonction est qu’elle est limitée dans ses pouvoirs (le dictateur doit se trouver un adjoint, le maître de cavalerie, pour ne jamais être le seul magistrat), et dans le temps : six mois au maximum… sauf lorsque cela dérape, par exemple en -46, lorsque César, seul maître à Rome, se fait attribuer la dictature pour un an, puis dix, puis à vie.

Ce qui se termine assez mal pour lui comme pour la république romaine, preuve que le danger dans les mesures d’exception arrive assez vite lorsqu’elles se prolongent dans le temps.

2. La référence légitime : la Révolution française

C’est la référence majuscule, l’élément fondateur de notre démocratie moderne, qui peut être mobilisée, car si même les révolutionnaires l’ont fait… sauf que la suspension des pouvoirs parlementaires est plutôt associée aux éléments moins bien perçus de la période, à savoir la Terreur et le coup d’Etat de Bonaparte.

Ainsi, le grand épisode du genre arrive en 1793, dans un contexte de grand danger intérieur comme extérieur pour l’Etat révolutionnaire (énormes insurrections face à la levée de troupes, crise du ravitaillement des armées, formation d’une coalition européenne contre la France, etc…), avec la création le 1er janvier du Comité de défense générale, qui allait rapidement devenir le fameux Comité de salut public dominé d’abord par Danton, puis par Robespierre.

On connaît particulièrement ce comité pour avoir suspendu la Constitution de l’an I en octobre 1793 et dirigé le gouvernement révolutionnaire, mais aussi et surtout pour avoir été à la baguette de la Grande Terreur (de juin 1794 jusqu’à la chute de Robespierre en juillet) autour de la loi antiterroriste (tiens donc) du 22 prairial, qui se justifiait par des attentats manqués contre Collot d’Herbois et Robespierre.

On lui doit notamment sur le plan judiciaire la suspension de l’interrogatoire, de la défense et des témoins, et celle-ci déboucha donc en bonne logique sur environ 1 300 condamnations à mort en un mois et demi à Paris (une trentaine par jour).

Le procédé ainsi entré dans la modernité était d’ailleurs appelé à se reproduire, comme le souligne Giorgio Agamben, en commençant par le coup d’Etat de Bonaparte le 18 brumaire puis tout au long du XIXe siècle (et Napoléon III notamment proclama à plusieurs reprises l’état de siège pour pouvoir manœuvrer sans encombre), puis du XXe, notamment au moment des deux guerres mondiales (par exemple avec le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, ce qui lui permit de mettre en place le régime de Vichy).

Mais il vaut peut-être mieux éviter ces exemples-là.

3. Le cousin un peu trop voyant : le régime nazi

Il serait mieux d’éviter de recourir à celui-ci aussi, mais le problème est qu’il est quand même assez incontournable quand on parle de régime d’exception justifié par un danger terroriste (il est récent, et quand même assez exemplaire).

En effet, Hitler à la conquête du pouvoir n’avait pas particulièrement l’intention de s’encombrer des accessoires naturels d’une démocratie (des élections, un parlement, la séparation des pouvoirs, etc.), et l’un de ses objectifs essentiels dès son arrivée au pouvoir (en janvier 1933) fut donc de réussir à se faire attribuer les pleins pouvoirs.

Heureusement pour lui, la Constitution de la République de Weimar lui laissait une belle marge de manœuvre de ce point de vue-là, et notamment l’article 48 qui permettait simplement au président de la République de « suspendre tout ou partie des droits fondamentaux » en cas de « perturbation de la sécurité et de l’ordre public ». Il avait été assez largement utilisé par les premiers gouvernements conservateurs de Weimar (ce qui fut très pratique dans le milieu des années 1920 pour emprisonner des militants communistes par milliers et les faire juger par des tribunaux spéciaux).

La faille existant, elle fut donc exploitée à travers l’incendie du Reichstag dans la nuit du 27 au 28 février 1933 (orchestré par les nazis pour le mettre sur le dos des communistes), ce qui permit à Hitler de faire valoir le risque terroriste et se faire ainsi voter les pleins pouvoirs le 28 février ; et ainsi préparer confortablement les élections de mars 1933, lesquelles donnèrent un Parlement qui confirma définitivement ces pleins pouvoirs le 23 mars.

4. Le grand frère : le Patriot Act

On pourrait laisser celui-ci à Valérie Pécresse, qui a l’air assez calée dessus.

Soulignons simplement que, à la base relativement mesuré (autorisant une détention arbitraire pendant sept jours seulement), il est surtout défini par la quantité de compléments et de prolongations qui s’y sont ajoutés, et permet depuis novembre 2001 la détention arbitraire de suspects de terrorisme sans limite de durée et la possibilité de les juger par des tribunaux spéciaux – ce qui les met dans une non-catégorie juridique inédite (comme l’a remarqué un avocat de la Navy américaine, Charles Swift, « Guantanamo bay is the legal equivalent of outer space – a place with no law »).

Rappelons aussi que c’est le texte qui fournit notamment un cadre légal à la plupart des écoutes de la NSA dans le monde entier, et que c’est ainsi l’un des textes de lois les plus dénoncés au monde, par exemple par Amnesty international (ici ou ici), ou encore par la très importante American Civil Liberties Union (ici, soulignant notamment qu’il « n’existe pas grand-chose pour soutenir l’idée que le Patriot Act a rendu l’Amérique plus protégée face au terrorisme »).

Enfin bon, si elle veut changer d’exemple, elle a le choix.

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