J’ai grandi à une époque où il était encore socialement acceptable de faire des jokes de tapettes. C’est le mot qu’on pouvait encore publiquement utiliser pour parler des homosexuels. C’était avant l’égalité devant la loi des couples de même sexe et même du mariage gai.
Les moeurs ont évolué depuis, et c’est tant mieux. Un personnage gai dans une télésérie est désormais aussi surprenant qu’une femme qui pilote un avion de ligne, c’est-à-dire pas du tout. C’est peut-être ainsi qu’on mesure l’acceptabilité sociale : quand on n’est plus surpris devant un fait.
D’où la surprise empourprée qui a accueilli le commentaire anachronique de Marc de Foy, du Journal de Montréal, dans un papier sur Michael Sam, recrue des Alouettes de Montréal qui a déclaré son homosexualité après sa carrière universitaire : Marc a écrit qu’il était surprenant d’entendre Michael Sam dire qu’il avait hâte de frapper des adversaires, comme si un gai était forcément douillet.
En 1975, personne n’aurait écrit ce genre de blague plate pour une raison bien simple : Michael Sam aurait gardé son orientation sexuelle enfouie au fond de ses souliers à crampons, ça n’aurait jamais été su.
Bien sûr, ça ne veut pas dire que tout sent le lilas pour les homosexuels en 2015. Il y a encore quelques barrières à renverser, mais on peut dire que la bataille des homosexuels pour l’imaginaire collectif est à peu près gagnée, sous nos tropiques.
Ce qui nous amène à Bruce Jenner, champion olympique du décathlon aux Jeux olympiques de 1976 à Montréal. Être médaillé d’or du décathlon, c’est être de facto le plus grand athlète au monde, c’est devenir un symbole de masculinité et c’est ce que Jenner fut, dans les années qui ont suivi : un All-American au corps parfait et à la face faite sur mesure pour annoncer tant des céréales que pour poser à la une de Playgirl.
Pas un homme, non : l’Homme.
Sauf que l’Homme était une femme.
Ça existe, ça se peut, on le sait et on le comprend désormais : il y a des personnes qui naissent dans un corps d’homme, mais qui sont, fondamentalement, femmes. Et vice-versa. La science a permis à ces personnes qui le choisissent de corriger ce que la nature leur a imposé : elles peuvent « changer de sexe », comme on dit.
Et c’est ce que Bruce Jenner a fait. Il s’est plié à ce cocktail d’hormones et à ce buffet de chirurgies – un processus aussi lourd que douloureux – qui ont fait de lui une femme, au terme de ce qu’on appelle la transition.
Bruce Jenner est pour ainsi dire mort. Il faut désormais utiliser le pronom « elle » pour parler de Caitlyn Jenner, comme dans « Appelez-moi Caitlyn », la citation qui orne la photo de Caitlyn à la une du Vanity Fair courant.
Celui qui incarnait une certaine idée de l’homme parfait en Amérique incarne désormais une certaine idée de la femme parfaite en Amérique, et celle-ci porte évidemment un corset qui laisse deviner des seins aux rondeurs impeccables et affiche un regard langoureux qui invite au jogging horizontal. Évidemment, elle est photoshoppée…
Bruce Jenner disait avoir toujours nié sa véritable identité et, en cela, il est comme des milliers d’autres hommes et femmes transgenres. Bruce est devenu Caitlyn et celle-ci restera donc, si j’en comprends l’article de Vanity Fair, un produit de consommation télévisuel vaguement malsain : de personnage de la téléréalité Keeping up with the Kardashians, il deviendra personnage de la sienne, produite par les mêmes génies du trash qui nous ont donné la téléréalité sur les Kardashian. Au Vanity Fair, Jenner a d’ailleurs dit, jurons à l’appui, sa « terrible déception » devant le refus de ses quatre enfants adultes (qu’il a tous négligés) de participer à la télésérie sur sa transition vers sa vie de femme (comme ils disent à L.A. : WTF).
Mais qu’importe que Bruce l’homme-sandwich devienne Caitlyn femme-sandwich, ne laissons pas le cynisme nous étouffer : nous avons devant nous une personne qui devient ce qu’elle avait toujours voulu, dû, être. Ça ne vient pas sans son lot de railleries, sans l’équivalent d’un camion d’ordures de méchancetés, numériques ou pas. Un peu comme à l’époque où les jokes de tapettes étaient encore tolérées.
Par sa transition, par son désir d’étaler son histoire sur tous les supports possibles, Caitlyn Jenner contribuera peut-être à rendre un fait – celui d’adapter son corps à son identité sexuelle – moins surprenant, plus accepté. Ça n’a rien de douillet.
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