Demain mardi, les primaires dans l’État du Wisconsin mesureront la résilience de Donald Trump, égratigné ces derniers jours par de nouveaux dérapages. Un test pour l’establishment républicain et les anti-Trump, qui voient dans ce terrain électoral une importante occasion de bloquer la voie à l’outsider milliardaire dans la course à l’investiture présidentielle.
Si l’inégalité socio-économique est bien « l’enjeu central de notre époque », ainsi que l’a affirmé, comme bien d’autres, le président Barack Obama, alors pourquoi n’en a-t-il pas résulté plus de tensions sociales, plus de montées aux barricades ? Pourquoi, face aux dommages que leur a infligés la Grande Récession, les petits travailleurs et les classes moyennes défavorisées ne se sont-ils pas davantage révoltés ? En fait, cette énigme, à propos de laquelle journalistes et politologues américains se sont interrogés de manière récurrente, se trouve aujourd’hui éclairée par la montée en puissance de Donald Trump, à droite, et de Bernie Sanders, à gauche.
Ainsi, sauf pour le mouvement collectif que fut Occupy Wall Street, qui s’est vite essoufflé, les gens ont pour l’essentiel gardé leur colère pour eux-mêmes, tandis qu’ils perdaient leur emploi et leur maison, et voyaient leur pouvoir d’achat se décomposer. Une partie de l’explication tient au fait universellement vérifiable, que l’on soit d’un pays riche ou d’un pays pauvre, que la précarité paralyse et muselle.
À la faveur des primaires américaines, voici tout à coup que cette grogne collective est canalisée électoralement. Ce qui est phénoménal, mais non sans paradoxes. D’abord, il est plutôt incohérent que les supporters de M. Trump, qui pour beaucoup sont au bas de l’échelle, attendent d’un sauveur milliardaire qu’il mette fin à cet état d’injustice, qui est systémique. Ensuite, autre paradoxe, l’effervescence qui entoure les candidatures de MM. Trump et Sanders montre finalement que, malgré tout le mal qu’ils pensent des politiciens, les Américains pensent encore que le système politique peut être réformé et les servir utilement. C’est dire qu’ils ont le sentiment — ou qu’ils s’accrochent à l’idée — que l’exercice du droit de vote, en dépit de tous les défauts et toutes les dérives de nos démocraties, peut encore y changer quelque chose.
Les États-Unis sont loin de l’époque des grandes mobilisations collectives des années 1930 et 1960. Nos comportements sont devenus catégoriquement individualistes, atomisés par les technologies de l’information. Les solidarités autour d’enjeux spécifiques ont depuis longtemps chassé la « lutte des classes », encore que l’argument pourrait être défendu qu’à leur façon diamétralement opposée, MM. Trump et Sanders ressuscitent justement cette lutte. Dans l’organisation du marché du travail, qui est, en effet, plus que jamais un marché, la mondialisation et la désindustrialisation ont par ailleurs miné l’influence des syndicats et, donc, leur pouvoir de représentation des intérêts collectifs des employés. Aux États-Unis, il y a 40 ans, plus du tiers des travailleurs du secteur privé appartenaient à un syndicat. Ils sont aujourd’hui moins de 7 %.
Berceau du syndicalisme américain, le Wisconsin, où se tiendront mardi des primaires démocrates et républicaines, est à ce titre un cas type. Son gouverneur Scott Walker, qui fut brièvement candidat à l’investiture du Parti républicain en vue de la présidentielle de novembre, est un antisyndicaliste bon teint qui s’emploie depuis son arrivée au pouvoir en 2010 à défaire les droits d’association des travailleurs au nom de la sacro-sainte liberté de choix individuelle.
Ce qui fait que le Wisconsin est le terrain d’une fracture particulièrement nette. Côté démocrate, les sondages y donnent le « socialiste » Bernie Sanders gagnant demain, par des marges variables, contre la meneuse Hillary Clinton. Côté républicain, ils avancent, là encore variablement, que l’ultraconservateur évangélique Ted Cruz, auquel M. Scott a apporté son appui par mariage de raison, l’emporterait sur M. Trump, républicain iconoclaste en ce qu’il défend confusément des positions anti-libre-échange et antisyndicales. On ne dira jamais assez à quel point il faut que le Parti républicain soit désespéré pour considérer M. Cruz comme une solution de rechange à M. Trump.
L’establishment du parti espère faire au Wisconsin suffisamment trébucher le milliardaire de l’immobilier pour nuire à ses chances de poursuivre son ascension dans les États du Nord-Est, dont celui de New York, où auront lieu les primaires suivantes dans deux semaines.
D’où question dystopique : que les républicains finissent par remporter la prochaine présidentielle, et de quoi seraient faites les retombées de l’ample courroux populaire ?
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