Le mythe de la minorité « modèle »
Ils travaillent fort. Ils ont du succès. Ils montent dans l’ascenseur social. Mais ils sont aussi tranquilles. Ils font profil bas. Et, surtout, ils ne se lamentent pas.
Selon Ellen Wu, professeure d’histoire à l’Université d’Indiana à Bloomington, tels sont les principaux éléments du « mythe ou du stéréotype de la minorité modèle » que la majorité blanche des États-Unis a fabriqué à propos des Américains d’origine asiatique.
« Il s’agit vraiment d’une comparaison implicite entre les Asio-Américains et les autres groupes minoritaires, qui repoussent les limites, se plaignent et créent des problèmes, comme les Afro-Américains », a-t-elle dit lors d’un entretien téléphonique avec La Presse.
Ellen Wu croit que la réalité derrière ce mythe a été révélée la semaine dernière. Quand un jeune Blanc de 21 ans a abattu huit personnes, dont six femmes d’origine asiatique, dans des salons de massage de la région d’Atlanta, il a forcé de nombreux Américains à voir et à entendre leurs compatriotes asio-américains pour la première fois.
« Je pense que plusieurs Américains ne prêtent pas vraiment attention aux Asio-Américains », a dit Ellen Wu, auteure d’un livre paru en 2015, The Color of Success, sur l’expérience des immigrés asiatiques aux États-Unis.
C’est presque comme si nous étions en arrière-plan. Vous pouvez connaître quelqu’un qui fait vos ongles ou qui prépare votre nourriture au restaurant, mais vous ne pensez pas vraiment à eux.
Ellen Wu, professeure d’histoire à l’Université d’Indiana à Bloomington
« Il y a donc cette étrange tension entre le sentiment d’être invisible, mais également hypervisible. Et l’hypervisibilité a été exacerbée durant la pandémie avec l’association très raciste que des gens ont faite en qualifiant la COVID-19 de virus chinois », ajoute la professeure.
Cette association a coïncidé avec une montée du racisme envers les Américains d’origine asiatique, qui forment aujourd’hui le groupe ethnique progressant le plus rapidement aux États-Unis. Depuis mars 2020, ceux-ci ont signalé près de 3800 incidents haineux, selon un rapport publié par une coalition de groupes asio-asiatiques quelques heures avant les fusillades en Géorgie.
Misogynie et racisme
Au lendemain de la tuerie, Jay Baker, porte-parole blanc de la police, a refusé de parler d’un crime raciste ou haineux. Il a plutôt donné l’impression d’accepter la version du suspect selon laquelle il avait ciblé trois salons de massage pour supprimer une obsession sexuelle au fil d’une « mauvaise journée ».
Le mythe de la minorité docile et silencieuse associé aux Asio-Américains a vite éclaté après cette déclaration. De nombreuses voix se sont élevées au sein de cette communauté pour s’indigner des propos du policier et rappeler que la misogynie et le racisme ne font souvent qu’un pour les femmes d’origine asiatique aux États-Unis.
Plusieurs d’entre elles ont notamment raconté avoir été harcelées dans la rue par des hommes répétant cette réplique en mauvais anglais d’un des personnages du film de guerre Full Metal Jacket à une prostituée vietnamienne : « Me so horny. » (Je suis tellement excité.)
« Je suis enragée, mais pas surprise », a commenté Ellen Wu, en faisant allusion à la déclaration du porte-parole de la police. « Car les États-Unis ont cette horrible habitude de répéter ce déni. »
Pour les femmes asio-américaines, cela n’a pas de sens de considérer la misogynie et le racisme de façon séparée parce qu’elles les subissent en même temps.
Ellen Wu, professeure d’histoire à l’Université d’Indiana à Bloomington
« Je ne parviens pas à comprendre le raisonnement de la police, compte tenu des idées reçues que les gens ont depuis longtemps sur les femmes asiatiques, sur ce que leurs corps symbolisent ou sur ce qu’ils sont supposés d’offrir. Ce raisonnement ne tient pas », ajoute la professeure.
Ellen Wu fait partie des intellectuelles et des militantes d’origine asiatique qui se sont exprimées dans les médias américains dans la foulée des fusillades de la région d’Atlanta. Comme d’autres, elle estime que le drame pourrait contribuer à rapprocher les diverses composantes d’une communauté qui hésite à se reconnaître comme telle ou à s’approprier l’étiquette « asio-américaine ».
« C’est un concept qui n’existe en fait que depuis les années 1960. Et pour plusieurs personnes, et notamment les nouveaux immigrés, il semble artificiel. »
Les limites de la réussite
Il faut dire que la communauté asio-américaine n’a rien d’homogène. Elle est composée d’Américains qui peuvent retracer leurs origines dans plus de 20 pays, observent divers rites religieux et parlent plusieurs langues différentes.
C’est aussi au sein de ce groupe ethnique que se trouvent les plus grandes inégalités économiques aux États-Unis, selon une étude réalisée en 2016 par le Pew Research Center. La situation s’explique en partie par la Loi sur l’immigration de 1990 qui a permis aux sociétés américaines d’embaucher des travailleurs étrangers dotés de compétences ou de qualifications particulières grâce au visa H-B1.
Mais la réussite ne signifie pas nécessairement la pleine acceptation des Asio-Américains au sein de la société américaine. Si ceux-ci hésitent encore à adhérer à une identité commune, ils partagent des expériences semblables qui remontent en fait au XIXe siècle, selon l’historienne Ellen Wu.
Ce qui semble très constant à travers les générations, c’est que la société américaine, la culture américaine, les institutions gouvernementales américaines refusent de traiter les personnes d’ascendance
asiatique comme des Américains légitimes, comme des membres à part entière de notre société.
Ellen Wu, professeure d’histoire à l’Université d’Indiana à Bloomington
« Donc, même si les gens ne se rassemblent pas nécessairement sous cette bannière asio-américaine, il y a une expérience commune du sentiment d’être un étranger », ajoute l’historienne.
Ellen Wu attribue cette réalité à la Loi d’exclusion des Chinois de 1882, première mesure anti-immigration aux États-Unis, et aux guerres livrées par ce pays en Asie au cours du XXe siècle. En 1942, une de ces guerres a mené à l’internement de 120 000 Américains d’origine japonaise.
« D’une certaine façon, les Américains sont conditionnés à penser aux Asiatiques, ou aux Orientaux et aux bridés, pour employer des termes moins polis, comme des sous-hommes. Juste un ennemi, interchangeable, mais menaçant. »
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