Prise de recul sur son travail suite aux confinements, importantes aides publiques de Joe Biden, remise en cause des grandes entreprises : les facteurs expliquant les nombreuses démissions aux États-Unis sont nombreux. Mais le premier est la perte de sens au travail dans ce pays où le malheur est en train de se généraliser.
« I quit! » (Je démissionne). Voici la phrase que des millions d’employeurs aux États-Unis ont entendu ces derniers mois. En ce jour si pénible de la Saint-Valentin, Charlie vous propose de célébrer les ruptures, source de liberté. Comme toujours avec nos amis transatlantiques, le phénomène a un nom, et un bon : « the great resignation » (la grande démission).
Que se passe-t-il ? Arnaud Leparmentier, correspondant aux Etats-Unis, cite Tiffany, jeune femme de 29 ans, qui a posté une vidéo d’elle sur TikTok : « Je l’ai fait ! Je retrouve ma santé mentale après avoir quitté le monde de l’entreprise. » Pressurés, sous-payés, les Américains avaient de bonnes raisons de quitter leur boulot. Mais, aux États-Unis, démissionner, c’est perdre son assurance-santé et ses cotisations retraite, liées à votre emploi.
Alors, qu’est-ce qui a changé ? Comme partout, les confinements ont fait prendre conscience à de nombreux salariés à quel point ils ne voyaient pas grandir leurs enfants, n’avait pas de temps pour eux, en raison de trop longues semaines de travail – avoir plusieurs emplois est chose courante aux États-Unis. De plus, l’énorme plan de relance de Joe Biden entraîne une vigoureuse reprise de l’activité, qui facilite le fait de démissionner.
Les Américains contre les chaînes
Mais il y a aussi une forte remise en cause des entreprises aux États-Unis. Trop grandes, discriminatoires à l’égard de toute personne non blanche, mâle, et hétérosexuelle, les entreprises géantes états-uniennes, dans ce pays où les petits commerces, symboles de l’indépendance et de la réussite individuelle, ont pour ainsi dire disparu, suscitent un rejet croissant. Et cela ne concerne pas que Facebook ou Amazon. Aux États-Unis, pour ne citer que cet exemple, même les pharmacies sont des chaînes.
C’est un phénomène que nous voyons dans notre pays, avec le développement de chaînes dans des domaines où il y avait auparavant surtout des indépendants : cavistes, coiffeurs, garages… Aux États-Unis, comme l’a démontré l’économiste Thomas Philippon, professeur à New York, ces chaînes se retrouvent trop souvent en situation de monopole. Elles peuvent donc écraser fournisseurs, clients, et salariés. Et, bien sûr, les dirigeants politiques locaux, à qui elles peuvent demander tout et le reste.
Des emplois abrutissants
Or le travail dans ces immenses magasins est standardisé, et contrôlé comme jamais « grâce » aux outils numériques. Les salariés ne peuvent prendre aucune initiative, et sont sous le joug d’une bureaucratie, comme l’avait démontré David Graeber, anthropologue à la London School of Economics, décédé en 2020, dans un livre paru aux éditions Les liens qui libèrent (2015). Résultat : les personnes ne sont valorisées ni par leur entreprise, ni par leur supérieur. De nombreux démissionnaires, particulièrement les personnes non blanches, ne se sentaient tout simplement pas faire partie de l’entreprise qui les embauchait.
Comme le dit encore Tiffany : « Nous devons forcer les entreprises à être meilleures, à nous traiter en êtres humains, à tenir leur parole, à être humaines. » Ainsi, la si sympathique entreprise Kellogg’s a fait face à une puissante, et efficace campagne de dénigrement sur le réseau social Reddit car elle voulait remplacer des grévistes par des travailleurs précaires. (Une nouvelle preuve du fait qu’avant de jeter l’opprobre sur les réseaux sociaux, il faut s’intéresser à leur contenu).
De plus, si tant de femmes, aux États-Unis, n’ont pas repris le chemin du bureau, de l’usine, ou du commerce, c’est parce que garder leurs enfants est devenu impossible, de nombreuses écoles restantes fermées. Côté professions, c’est dans les emplois aux amplitudes horaires les plus longues, les plus mal payés, et les plus exposés au risque de contamination, que les départs sont les plus nombreux : serveuses, réceptionnistes, vendeuses, conducteurs de bus ou de camions, aides à domicile…
Le pays des gens malheureux
Les études montrent que les démissionnaires ont raison : celles et ceux qui partent ont des hausses de salaires supérieures aux autres. Leur décision profite notamment aux jeunes, qui se retrouvent face à des recruteurs qui se battent pour les attirer. Et, sur le plan théorique, il est réjouissant de voir les patrons redécouvrir que le « marché du travail » existe des deux côtés, et que, s’ils peuvent, surtout aux États-Unis, licencier du jour au lendemain, les salariés peuvent aussi leur dire bye bye sans avertissement.
Mais il ne faut pas oublier que la souffrance physique et psychique aux États-Unis est si forte que ce pays est celui des Morts de désespoir, selon le titre du livre important d’Anne Case et Angus Deaton (PUF, 2021). Et la perte de sens au travail est l’une des principales explications de cette immense tristesse, à l’origine de l’épidémie de consommation d’opioïdes. Parce qu’il est allé beaucoup trop loin dans la compétition de tous contre tous, la consommation à outrance, les Etats-Unis sont devenus le pays riche où les gens sont les plus malheureux. Nous devrions y réfléchir.
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