Le sort que les vainqueurs réservent aux vaincus après les guerres préfigure souvent la suite de l’histoire. La manière dont les États-Unis ont traité la Russie postsoviétique ne fait pas exception.
Après le plus grand conflit du XXe siècle, avec ses 50 millions de morts, dont un demi-million d’Américains, les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, surtout les États-Unis, ont choisi de financer la reconstruction des pays vaincus et responsables des hostilités.
Outre la Grande-Bretagne et la France, ce sont en effet l’Allemagne et l’Italie qui bénéficièrent le plus du plan Marshall, ce vaste programme mis sur pied par l’administration Truman pour rebâtir une Europe dans laquelle les relations se définiraient désormais par la coopération.
Puis, peu de temps après, commença la guerre froide entre les États-Unis et leurs alliés en Europe de l’Ouest d’une part, et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) d’autre part. Les États-Unis en sont à nouveau sortis gagnants. Sauf que le sort réservé aux perdants soviétiques de cet affrontement latent n’a pas été le même que pour les vaincus de l’Axe.
D’abord pendant la période de la perestroïka amorcée en 1986 par Mikhaïl Gorbatchev dans les dernières années de l’Union soviétique, puis dans les suivantes après la chute du rideau de fer, marquée par la misère sous la présidence de Boris Eltsine, le pouvoir russe ne demandait qu’une chose à l’Amérique : aidez-nous. La réponse américaine à cette demande, d’une présidence à l’autre, à commencer par celle de George Bush, s’est limitée à la sourde oreille.
L’économie issue de l’effondrement de l’Union soviétique a laissé la Russie exsangue. De 1990 à 1998, le pays a traversé une grave dépression. L’économie s’est même contractée de 14,5 % en 1992 et de 12,6 % en 1994. En même temps, une inflation galopante affligeait le portefeuille des Russes, avec des taux annualisés atteignant jusqu’à 84 %, et jamais moins de 15 %. La fédération s’est même retrouvée en défaut de paiement de sa dette en 1998.
S’ensuivirent la pauvreté et la criminalité généralisées — des milliers de gangs organisés déstabilisaient la vie des centres urbains du pays. Cette misère humaine s’est accompagnée d’un profond sentiment d’humiliation nationale.
C’est dans ce contexte qu’a émergé le phénomène Vladimir Poutine au tournant du siècle. Il allait redonner à la Russie sa dignité, sa fierté, sa grandeur. Un genre de « Make Russia Great Again ».
La proposition de Poutine aurait-elle trouvé un tel écho si les Russes n’avaient pas tant goûté à la défaite qu’ils venaient de subir aux mains des Occidentaux, en particulier les Américains ?
Que faire maintenant ?
Maintenant que « le mal est fait », que doit faire l’Occident ?
La réponse semble, du point de vue américain, assez simple : faire pression sur la Russie. À défaut d’envoyer des soldats pour affronter directement l’armée russe, les sanctions économiques et financières croissantes contre le régime forceront le président Poutine à reculer, voire mèneront à un soulèvement populaire contre lui.
Et si ça ne débloque pas, il y a l’option plus directe : éliminer Poutine, un vœu exprimé explicitement par le sénateur républicain Lindsey Graham au début du mois.
D’un point de vue occidental, ces « solutions » sont attrayantes : en écartant le dictateur, on met fin aux atrocités et aux injustices, à la fois en Ukraine et en Russie. Dans les mots du sénateur Graham, les Russes devraient donc trouver dans leurs rangs un Brutus prêt à mettre fin au règne de César.
Or, la Russie, doit-on le rappeler, n’est pas une démocratie libérale. Dans un pays animé a priori par une ferveur nationaliste, il n’est pas dit que la misère imposée à la Russie ne pourra pas servir, dans les faits, d’appel à un ralliement autour d’un dictateur contrôlant largement l’information qui y circule — et qui peut utiliser ces sanctions pour nourrir les doléances populaires contre l’Occident.
De plus, les renversements de gouvernements tyranniques — souvent parrainés par les États-Unis — ont rarement donné des résultats de paix et d’harmonie. La Libye libérée de Muammar Kadhafi, il y a 10 ans, est un exemple probant. Le pays est depuis empêtré dans une guerre civile sanglante.
L’histoire russe elle-même devrait servir de sérieux avertissement en la matière. La dernière fois qu’une révolution populaire a eu raison d’un régime dictatorial, c’était il y a un siècle. Après 300 ans de règne des tsars et de la famille Romanov, le tyran Nicolas II s’est vu éjecté du trône. Cela nous a menés à Lénine, puis à Staline.
Il y a aussi Shakespeare qui porte à réflexion : la pièce Jules César se termine non pas par la fin de l’homme d’État, mais par ce que la mort de ce dernier provoque : une guerre civile.
Bref, il n’existe pas, à ce moment-ci, de solutions simples au conflit ukrainien. Raison de plus pour se désoler de ne pas avoir porté secours à la Russie au moment où elle était à genoux économiquement.
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