Dans une récente analyse publiée par Le Devoir, Fabien Deglise relève que Ron DeSantis était la principale « victime collatérale des troubles judiciaires de Trump ».
En effet, ajouterons-nous, même si c’est pour annoncer des poursuites à l’endroit de Donald Trump, la mobilisation médiatique orchestrée par ce dernier lui permet de gagner des points sur ce plus proche rival à l’investiture du Parti républicain en vue de la présidentielle de 2024.
La chose est désormais entendue : chaque fois que Trump semble avoir fait la gaffe de trop qui le fera tomber, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Ainsi, par une espèce d’esprit de cohésion clanique, même ceux et celles qui seraient tentés par le gouverneur de la Floride se rallient à la figure orangée du martyr, perçu comme persécuté par « le système », comme le veut la stratégie démago-populiste.
Il faut dire qu’avec l’appui, notamment, de la mouvance complotiste et antivax, Trump est parvenu à changer le « narratif » au sein de la discussion politique étasunienne. Cette fameuse « guerre culturelle », dont parlait, dans les années 1990, le sociologue James Davison Hunter dans son ouvrage Culture Wars. The Struggle to Define America (1991).
Ainsi, bien que l’on entende souvent parler de la doxa woke qui aurait préséance dans la sphère médiatique (on ne parle évidemment pas de Fox News) et les campus, il n’en demeure pas moins que du point de vue structuro-légal, ce sont les conservateurs qui dominent la vie politique, comme en témoigne la série de jugements prononcés par la Cour suprême des États-Unis depuis ces dernières années.
Discours kafkaïen
De son côté, l’hebdomadaire français Franc-Tireur note que certains démocrates semblent en avoir pris de la graine et mobilisent aussi l’approche trumpienne en ce qui a trait à la stratégie discursive d’apparence surréaliste.
Le prétendant à la barre du Parti démocrate Robert Kennedy Junior, fils de Bob Kennedy, n’y va pas « avec le dos de la main morte », comme aurait dit un ancien entraîneur sportif… Fort du capital symbolique lié à son prestigieux patronyme, il affirme non seulement que « le vaccin contre la grippe serait 2,4 fois plus mortel que le COVID-19 », mais aussi que Daesh aurait été « créé par la CIA » et, comble de tout, que le « gouvernement américain a pollué l’eau pour rendre les grenouilles gaies » !
Élucubrations ? Délires ?
Pas si sûr. Ces approches narratives sont fructueuses, puisque l’héritier a gagné plus de un million d’abonnés pendant la crise sanitaire sur ses réseaux asociaux et, surtout, l’appui du gourou ultime de la sphère complotiste, le puissant Alex Jones ainsi que certaines figures du Parti républicain.
Ingénieurs du chaos
Mais comment en est-on arrivés-là ? se demanderont les plus rationnels.
La réponse se trouve en bonne partie dans Les ingénieurs du chaos, l’excellent essai du politologue italien Giuliano da Empoli, paru en 2019. Dans cet ouvrage, celui qui s’est surtout fait connaître par son récent roman Le mage du Kremlin, finaliste du Goncourt 2022, enquête sur ces technomaniaques qui redéfinissent les règles du jeu politique grâce à leur maîtrise du Big Data jumelée à des stratégies de polarisation ultra-payante en matière électorale.
« Derrière les apparences débridées du Carnaval populiste se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir. »
Au banc des accusés : Dominic Cummings, le directeur de la campagne du Brexit ; Steve Bannon, qui a largement contribué à l’élection de Trump et qui s’emploie à consolider, en contre-exemple du modèle George Soros, une internationale populiste afin de combattre « le parti de Davos des élites globales » ; Milo Yiannopoulos, ce blogueur anglais grâce à qui la transgression a changé de camp ; et Arthur Finkelstein, cet homosexuel juif qui était proche du premier ministre hongrois ultraconservateur et catholique, Viktor Orbán.
En substance, la stratégie ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun, « mais au contraire, à enflammer les passions du plus grand nombre possible de groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu ».
Ainsi, ces stratèges politiques de l’ombre ont su, avant les autres, flairer l’époque et s’emparer des changements provoqués par l’arrivée des algorithmes, passant ainsi des marges au centre du système.
Da Empoli fait remonter la genèse de cette engeance aux événements menant à la création du Mouvement 5 étoiles en Italie et sa direction pyramidale, lequel a su tirer profit de Tangentopoli, la révolution judiciaire qui dégomma la classe politique italienne ultra-corrompue des années 1990, en créant un fort sentiment de rejet des élites, permettant à feu Berlusconi de s’imposer en affirmant que seuls les hommes d’affaires pouvaient produire de la richesse, et non la classe politique composée de fainéants.
Aujourd’hui, les algorithmes sont si efficaces qu’un même parti peut à la fois s’indigner, par l’intermédiaire des publications sur Facebook, des violences à l’endroit des animaux et, de l’autre, condamner des mesures restrictives pour les chasseurs. Cela sans que les sympathisants d’un camp comme de l’autre ne le sachent.
« La promesse centrale de la révolution des populistes, nous dit da Empoli, est l’humiliation des puissants, et cette dernière se réalise au moment où ils accèdent au pouvoir. »
On n’est pas sorti de l’auberge.
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