On termine rarement une bataille avec les certitudes que l’on avait à l’aube du combat. Celle de Mésopotamie n’échappe pas à la règle. Si la Navy comme l’Air Force, riches de leur supériorité écrasante, adaptent leur doctrine, mais sans crise existentielle majeure, il en va autrement de l’US Army. Le patron du Pentagone a reconnu que si l’armée de terre n’était pas « cassée » par le cauchemar irakien, comme certains le suggèrent, elle était « sous grande tension», en «déséquilibre». Pour Robert Gates, le grand défi pour l’armée américaine sera de « retrouver son avance traditionnelle dans sa capacité à mener une guerre conventionnelle tout en apprenant (ou réapprenant) à conduire des guerres non conventionnelles, auxquelles elle va vraisemblablement encore avoir à faire face dans les années qui viennent» . En clair, continuer à « crapahuter » sur l’« axe du mal » tout en se préparant à des chocs plus violents, contre une puissance comme la Chine par exemple. Le débat porte sur la doctrine comme sur les moyens.
En amont, la réflexion porte jusque sur l’american way of war. Il faut entendre Robert Gates déclarer que les conflits du futur « seront fondamentalement de nature politique, et nécessiteront la mise en œuvre de tous les éléments de la puissance nationale » . Un sérieux décalage avec la vision américaine traditionnelle, qui sépare les activités politiques et guerrières. Un article iconoclaste qu’on en juge par l’intitulé : « La faillite des généraux » d’un commandant en second d’un régiment de cavalerie ayant fait deux «tours» en Irak a d’ailleurs fait grand bruit à Washington. «Ce ne sont pas des armées qui font la guerre, mais des États, y écrit le lieutenant-colonel Paul Yingling. La guerre n’est pas une activité militaire conduite par des soldats, mais une activité sociale qui implique des nations entières.»
Au Pentagone, on semble évoluer vers une vision plus européenne de l’emploi de la force. On se souvient des joutes sur l’Irak et l’Afghanistan. Les Français, de manière trop abrupte, les Britanniques, de façon trop feutrée, ont reproché à Washington l’absence de vision stratégique, de réel pilotage politique.
Côté moyens, les militaires s’affrontent sur une éventuelle division de l’armée de terre en « forces de combat» et « forces de stabilisation ou de formation». Certains militent ainsi pour la création d’un corps de conseillers spécialisés, pour former des armées balbutiantes comme en Irak ou en Afghanistan. C’est la voie défendue par un des penseurs du moment, coauteur de la nouvelle doctrine de contre-insurrection américaine, le lieutenant-colonel John Nagl, qui estime que ces tâches supposent des compétences techniques propres, mais aussi une «manière particulière de voir le monde» . Les besoins sont estimés entre 20 000 et 40 000 hommes. Une partie des 65 000 hommes qui doivent renforcer l’Army dans les années qui viennent pourrait être affectée à de telles forces.
Gates s’est montré sensible au sujet. Il faut dire que l’on dépasse de loin le simple concept doctrinal, puisque se profile derrière le retrait d’Irak. Le passage de relais aux forces locales, et donc leur formation, va dans ce sens. Le général Peter Chiarelli, conseiller de Robert Gates et ancien chef des opérations en Irak, considère cependant que l’armée « n’a pas les moyens de se diviser en forces de combat et de stabilisation» et qu’il faut développer des forces « toutes capacités » .
Pour Andrew Krepinevich du Center for Strategic and Budgetary Assessments (CSBA), « l’Army est à la croisée des chemins. Il faut garder de solides capacités conventionnelles, mais se contenter d’un soldat généraliste ne suffit pas. En Irak comme au Vietnam, nous passons trop de temps à nous adapter et l’on perd vite la confiance des populations». Une opinion partagée par James Carafano, pour qui «la question est de savoir si l’on va réussir à garder après l’Irak un vrai savoir-faire dans la contre-insurrection. Si, en 2003, on était arrivés avec les capacités que l’on avait en 1973 à la fin du Vietnam, cela se serait mieux passé. Mais on a débarqué avec celles que l’on avait en 1963, c’est-à-dire proches de zéro» . Cet expert de la Heritage Foundation doute cependant que «l’on se dirige vers une armée spécialisée dans la contre-insurrection».
Un autre analyste de la Brookings, Jeremy Shapiro, relativise lui aussi l’ampleur des changements à attendre. «Le courant dominant dans l’armée de terre reste très axé sur des forces conventionnelles préparées au combat de haute intensité, explique-t-il, l’école anti-insurrectionnelle dont fait partie le général Petraeus (l’actuel patron des forces américaines en Irak) reste marginale.» On a juste soldé les années Rumsfeld, quand le patron du Pentagone estimait que la seule technologie allait remplacer les soldats en nombre. Aujourd’hui, c’est la technologie et le nombre. «Les signes d’un réel bouleversement des priorités seraient des changements de ligne budgétaire, des annulations de programmes d’armement, or il y a juste quelques ajustements, commente Jeremy Shapiro, on ne réaffecte pas de dépenses. On va juste plus dépenser pour tout faire.» Un luxe que les armées européennes peuvent difficilement se permettre.
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