Jerry Mitchell, Ghost Hunter

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Il n’a rien du chasseur de primes. Jerry Mitchell parle peu, arbore un sourire intraitable et ne se vante de rien. Assis à son bureau dans la salle de rédaction du Clarion Ledger, principal quotidien du Mississippi, installé à Jackson, il dit simplement être “un gars ordinaire, une personne facile à vivre et qui écoute ses interlocuteurs, longuement s’il le faut”. Une règle érigée en dogme voilà bien des années, et qui a conduit ce journaliste au physique faussement débonnaire à devenir la bête noire des anciens membres de l’organisation raciste et criminelle du Ku Klux Klan.

En moins de vingt ans, Jerry Mitchell a déterré des dizaines de dossiers oubliés du FBI, récupéré des actes judiciaires mis en sommeil et révélé un nombre considérable de failles dans les enquêtes menées dans les années 1960 par des autorités locales liées le plus souvent au Ku Klux Klan. A lui seul, il a su remonter les fils ténus de l’histoire, rassembler des preuves et retrouver la trace de certains suspects de l’époque avant d’obtenir leur témoignage.

C’est lui qui a fait tomber le “Grand Wizard Imperial”, Sam Bowers, responsable de la mort en 1966 de Vernon Dahmer, militant des droits civiques. Lui encore qui a permis d’étoffer l’acte d’accusation contre Edgar Ray Killen, reconnu coupable à l’âge de 80 ans d’avoir organisé et commandité le meurtre, en 1964, de trois jeunes militants antiracistes.

“Je ne sais jamais ce que ces types vont me dire lorsqu’ils acceptent de me rencontrer, dit-il. Je veux seulement qu’ils me parlent. Très souvent, il suffit de donner suffisamment de cordes à vos interlocuteurs pour qu’ils se pendent tout seuls.” Quatre Klansmen, comme on les appelle, impliqués dans différents assassinats pour lesquels ils n’avaient pas été condamnés, ont été directement piégés par le travail de Jerry Mitchell. Au total 23 individus, si l’on compte toutes les affaires réexaminées par d’autres journalistes ou des enquêteurs fédéraux, à la suite de ses articles.

Rien pourtant ne prédestinait cet homme originaire du Texas, né d’un père pilote d’avion de la Navy, à se frotter aux démons du passé. “Blanc, sudiste et profondément croyant” comme il se définit lui-même, Jerry Mitchell reconnaît n’avoir pas été élevé dans le culte de la défense de l’égalité raciale. “Je ne savais rien de tout cela”, confie-t-il. Le déclic est venu en 1989. Travaillant à la rubrique judiciaire du Clarion Ledger, le jeune Jerry est envoyé par son chef à la première de Mississippi Burning, d’Alan Parker, une fiction consacrée aux meurtres de militants des droits civiques, en 1964. Il en sortira bouleversé, horrifié par la violence du Ku Klux Klan. “Ce fut le début de mon éducation.”

Jerry Mitchell décide alors de poursuivre les affaires de justice tout en s’intéressant d’un peu plus près à l’organisation suprématiste blanche, “comme un deuxième job”, précise-t-il. Huit mois après sa séance de cinéma cathartique, il décroche la “une” de son journal. Son scoop révèle comment la Sovereignty Commission du Mississippi, une agence de l’Etat qui oeuvrait au maintien de la ségrégation raciale, avait espionné un militant noir quelques mois avant sa mort.

Trois semaines plus tard, un deuxième article accuse cette même commission d’avoir pesé sur le choix des jurés lors du procès de Byron de la Beckwith, soupçonné d’avoir abattu à Jackson, en 1963, Medgar Evers, militant noir et défenseur des droits de l’homme. “L’Etat du Mississippi l’avait aidé secrètement à ne pas être condamné. Et personne ne le savait”, raconte-t-il. Le lendemain de la parution de l’enquête, la veuve de Medgar Evers déposera une demande de réouverture du dossier. En 1994, trente ans après les faits, Byron de la Beckwith est condamné à la prison à perpétuité.

A force de creuser, le journaliste fissure l’édifice. Un jour, il reçoit un coup de téléphone d’une de ses sources qui lui propose un rendez-vous. Jerry Mitchell revient au journal avec, dans le coffre de sa petite voiture, 2 400 pages de notes confidentielles de la Sovereignty Commission. Des documents explosifs confirment l’existence des liens occultes mis en place par les autorités de l’Etat, les services de police et le renseignement afin de résister par tous les moyens à la déségrégation. Mises sur écoute, tentatives d’infiltration dans les mouvements des droits civiques, référence aux meurtres du Ku Klux Klan : “Certaines pages étaient effrayantes, d’autres bourrées de détails affreusement ridicules.”

Jerry Mitchell y consacrera une quinzaine d’articles. L’un d’entre eux révélera comment son propre quotidien fit l’apologie de la ségrégation dans ses pages éditoriales et étouffa certaines affaires à la demande des autorités de l’époque. “J’ai simplement essayé de sortir notre linge sale”, dit-il avec cette nonchalance apparente qui masque le travail accompli.

En 1999, il décroche un entretien avec Bobby Frank Cherry, un des deux suspects encore vivants impliqués dans l’attentat perpétré, le 15 septembre 1963, contre une église de Birmingham où périrent quatre jeunes filles noires. Une affaire close par le directeur du FBI J. Edgard Hoover dès 1965, après la condamnation d’un dénommé Robert Chambliss, alias Dynamite Bob.

L’interview durera six heures. Le vieil homme répétera à plusieurs reprises n’avoir rien à se reprocher. Il avancera, comme il l’avait déjà fait devant les policiers, qu’il se trouvait devant sa télévision en train de suivre un combat de catch au moment de l’attaque. Sans s’en douter, son alibi vient de se retourner contre lui.

De retour au journal, Jerry Mitchell demande à la documentation de vérifier les programmes des chaînes de l’époque. Une note posée sur son bureau le lendemain indiquera qu’il n’y a pas eu de catch ce jour-là. La publication de l’article entraîna la réouverture de l’enquête. Le 22 mai 2002, l’ex-membre du Ku Klux Klan est condamné à perpétuité. Il mourra en prison deux ans plus tard. “Je ne cherche pas à convaincre mes interlocuteurs. D’une certaine façon, je fais appel à leur vanité”, lâche-t-il.

Jerry Mitchell poursuit sa route non comme un sacerdoce mais avec jubilation. Il écrit peu. “Une centaine de cas sont encore à creuser, les plus durs”, dit-il. Son nom est cité régulièrement pour le Pulitzer. En 2000, à la Conférence des éditeurs et des journalistes enquêteurs, il a été présenté comme le “Simon Wiesenthal du Sud”, en référence à l’infatigable chasseur de nazis.

Le New York Times aurait même envisagé de se payer ses services. “Ils ne m’auraient pas laissé tranquille, assure-t-il. Au bout de quelques mois, ils m’auraient mis sur d’autres sujets.” Il sourit encore. Glisse discrètement que sa fille soutient le candidat Barack Obama. Et qu’il est déjà sur un autre coup. Monter avec deux autres journalistes un pool d’enquêteurs sur cette période. Avec l’ambition d’élargir la géographie des investigations au-delà du Mississippi.

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