Ben Bernanke, Angel and Devil

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Ben Bernanke, ange et démon, par Sylvain Cypel

LE MONDE | 08.12.09 | 13h11

Parmi les “100 premiers penseurs mondiaux” que la revue américaine Foreign Policy recensait le 1er décembre, qui est le primus inter pares ? Pour une fois, ce n’est pas Barack Obama – il n’est que second. Le plus grand intellectuel actuel se nomme Ben Bernanke et il officie comme président de la Réserve fédérale (Fed, l’équivalent d’une banque centrale). Peu d’étrangers figurent dans cette liste : onze des vingt premiers sont américains, et cette proportion perdure jusqu’au centième. Les Français ? Leur grand penseur se nomme BHL (31e), le second Dominique Strauss-Kahn (33e). Figurent aussi Esther Duflo (41e), économiste du développement, chercheuse au MIT, et Jacques Attali (86e).

Ce genre de typologie ressortant autant des goûts et compétences des jurés que de la notoriété préalable des heureux élus, il reste une question : pourquoi M. Bernanke ? Certes, dès l’enfance il fut un wunderkind, un surdoué qui obtint la note maximale à l’examen de sortie du lycée. Parcours linéaire vers les sommets : études à Harvard puis au MIT. Doctorat remarqué. Spécialiste incontesté de la crise de 1929.

Ce “maître zen”, justifie la revue, a “transformé une superbe carrière académique en vade-mecum pour l’action, réinventé le rôle de la banque centrale, évité l’effondrement de l’économie américaine. Avoir réalisé tout cela en l’espace de quelques mois est certainement l’un des plus grands exploits intellectuels des dernières années”. A bientôt 56 ans, voici donc cet ex-professeur de Princeton, qui soigne son image de modestie et une barbe toujours impeccablement taillée, consacré sauveur de l’Amérique et de la finance mondiale.

Deux jours après, le même homme, désigné par George Bush et proposé pour un second mandat par Barack Obama, se présentait pour l’examen de passage obligé devant la commission bancaire du Sénat. Là, changement de ton complet. Le républicain Richard Shelby, vice-président de la commission, a jugé que, sous l’égide de M. Bernanke, “la Fed, en tant que régulateur, a fait un travail calamiteux”. Le traitant d'”incompétent”, le républicain Jim Bunning, montrant toute l’estime qu’il porte à l’intelligentsia en général et à l’académie en particulier, lui lança : “Retournez à Princeton” – on aurait cru entendre “dans votre pays”.

La gauche n’est pas en reste. Dès le lendemain, sur son blog, le Nobel Paul Krugman se désespérait : M. Bernanke agit “mal, très mal” en refusant de soutenir un nouveau plan de relance pour l’emploi. Et lorsque le démocrate Christopher Dodd, qui présidait aux débats du Sénat, a fait son éloge (pour justifier sa reconduction), il n’a pu s’empêcher de déclarer que, la Fed ayant failli dans son rôle de régulateur, le temps était venu de lui retirer cette tâche et d’autres prérogatives.

Ben Bernanke ne mérite sans doute ni tant d’indignité ni de se voir bombarder grand timonier de la “pensée” mondiale. Tout juste peut-on juger qu’un homme qui reconnaît publiquement ses fautes manifeste une audace rare à ce niveau. C’est ce qu’il a fait devant la commission, admettant n’avoir “pas anticipé une crise de cette amplitude”. Son institution “a été loin de faire un boulot parfait”. Pour calmer la fureur de sénateurs outrés par le renflouement des grandes institutions financières, il a admis qu’avoir laissé les banques sous-capitalisées “est une erreur que nous ne commettrons plus”.

Moment difficile, mais l’homme dispose d’une souplesse d’échine et d’une habileté politique peu communes. Lorsque la crise est devenue flagrante, en septembre 2008, il s’est intelligemment effacé pour laisser le secrétaire républicain au Trésor, Henry Paulson, essuyer l’essentiel des coups. Après l’élection de M. Obama, il s’est opportunément souvenu que son premier maître à penser, Milton Friedman (dont il s’est éloigné), avait lui-même prôné d’actionner la planche à billets en certaines circonstances (face au risque déflationniste) pour soutenir l’investissement et la consommation. Il participa donc activement à concocter le plan de lourdes dépenses publiques souhaité par l’administration Obama, que l’opposition unanime dénonce comme une “folie” – le mot “crime” a été prononcé.

La vérité est que Ben Bernanke n’avait pas plus prévu la crise que l’immense majorité de ses pairs, à de rares exceptions près, ou que les élus qui aujourd’hui l’accablent. Un autre républicain, Jim DeMint, a cruellement cité en commission une série d’extraits de ses interventions : avant et même après l’explosion de la bulle immobilière, le patron de la Fed a manifesté la confiance commune aux analystes. Qui s’en étonnera ? N’était-il pas convaincu, comme eux, comme son prédécesseur, Alan Greenspan, comme l’immense majorité des “penseurs” américains, de la vertu rationnelle des marchés ?

N’est-ce pas Ben Bernanke qui expliquait, dans une allocution restée célèbre, le 14 avril 2005, que les déficits chroniques américains n’étaient pas dus au fonctionnement général d’une économie fondée sur un endettement structurel en hausse constante, mais sur ce qu’il avait appelé “la combinaison depuis une décennie de diverses forces qui ont créé un accroissement significatif de l’offre mondiale d’épargne – un trop-plein général d’épargne”… Si l’Amérique s’endettait, c’était la faute des autres, trop frileux. A l’époque, il était encore à la tête du conseil économique de la Maison Blanche, sous George Bush. Errare humanum est. Sauf extraordinaire surprise, à l’issue de son mandat, le 10 janvier 2010, M. Bernanke sera reconduit.

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