Trop profond, trop audacieux, trop vorace: le forage de Deepwater Horizon, la plate-forme sinistrée dans le golfe du Mexique, est l’illustration même du délire pétrolier de la planète. Quand le pétrole n’est pas cher, sa consommation augmente et il faut siphonner toujours plus les sous-sols; quand les cours du brut explosent, son commerce rapporte tant que l’on peut mettre en perce des gisements de moins en moins accessibles, mais soudain rentables. Et l’on a beau gloser sans cesse sur l’après-pétrole et l’épuisement des énergies fossiles, le derrick demeure le sémaphore du présent.
Certes, l'”or noir” nous a offert la modernité, mais sa facture dégouline de douleurs comme un goéland mazouté. La liste des calamités liées au pétrole, de près ou de loin, est longue comme un sillage de pétrolier dégazeur. Il est ainsi le carburant de l’imprévisible chaudière du Proche-Orient, où il se mélange aux vapeurs explosives des tensions religieuses, dans une surchauffe permanente. En Irak, les Etats-Unis se sont moins préoccupés de rétablir la démocratie que de contrôler les puits stratégiques, même si atteindre le second objectif a pu aider l’approche du premier. Dans le Caucase ou en Afrique, des régimes douteux perdurent, parce qu’ils veillent sur un pipeline vital. Et quand ce n’est pas le pétrole qui fait chauffer les canons, c’est le gaz, comme entre la Russie et l’Ukraine ou la Géorgie. Un différend frontalier? Non, le pétrole! Une minorité linguistique? Non, le pétrole! Un conflit ancestral? Non, le pétrole, le pétrole, le pétrole!
Depuis que son exploitation industrielle a commencé, depuis que l’Occident l’a biberonné pour assurer sa croissance, le pétrole s’est infiltré dans les plus alambiqués de nos conflits, comme il le fait ces jours-ci dans la mangrove du Mississippi. Rien ne l’arrête et rien ne peut l’effacer: il est l’encre indélébile avec laquelle nous écrivons le roman de la modernité, il est le sang du monde, un sang noir et empoisonné, dont nous ne pouvons nous passer et qui nous tue lentement. Les plus graves de nos crises économiques, quand elles ne s’enracinent pas dans la spéculation, le font dans les champs pétrolifères. Et d’ailleurs, y aurait-il des bulles spéculatives sans la frénésie industrielle dont le pétrole est l’énergie principale ? Notre monde est, depuis bien longtemps, “oil addict”. Si l’on décidait, après le désastre du golfe du Mexique, de fermer les plate-formes installées trop près des côtes, il s’ensuivrait un choc pétrolier qui redoublerait les effets de l’actuelle crise financière : nous n’avons même plus les moyens d’être vertueux. C’est notre arrogance technique, avec ses valves infaillibles et ses tuyaux incassables, qui a sombré avec Deepwater Horizon. En éternel apprenti sorcier, l’homme a voulu installer un cordon ombilical entre le fond du fond de la mer et le réservoir de ses voitures; le voici devenu nœud coulant et, chaque fois qu’une voiture démarre, il nous étrangle un peu plus.
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