Evidemment, il est trop tôt pour répondre. Mais le sujet commence à intriguer : quelle Amérique émergera de la crise économique ? Les commentateurs, ces derniers temps, reniflent diverses pistes, s’interrogeant chaque fois : tendance lourde ou épiphénomène ?
Ainsi en est-il du débat sur les grandes banques. “Too big to fail”, trop grosses pour être abandonnées à la faillite… Le Congrès s’enflamme sur cet enjeu. Mais un autre apparaît. D’un côté, en deux ans et demi, quatre “grandes” ont bien sombré (les banques d’affaires Bear Stearns puis Lehman, les caisses de crédit Countrywide et Washington Mutual) ; et le “risque systémique” que des géants de cet ordre sont susceptibles de générer est évidemment de premier ordre.
De l’autre côté, en trente mois, 243 banques, petites et moyennes, ont déposé leur bilan aux Etats-Unis. Et 775, selon leur régulateur public, risquent d’avoir à le faire prochainement. En Floride, en Géorgie et dans l’Etat de Washington, plus de 10 % des établissements bancaires ont fait faillite. Or le phénomène s’accélère partout : + 40 % en 2010. Quel sera le paysage bancaire américain dans cinq ans, et quelles incidences faut-il en attendre, surtout pour les PME ? Ces interrogations commencent à pointer, jugées par certains aussi importantes que le célèbre “too big to fail”.
Autre questionnement : comment expliquer que la criminalité a fortement décliné depuis le début de la crise aux Etats-Unis ? Moins 5,5 % en 2009 selon le dernier rapport du FBI. Et cela, alors que les prisons se sont vidées, les Etats, pour cause de coupes claires dans leurs budgets, se délestant de leurs prisonniers (libération pour les petits délinquants, peines réduites pour les grands).
Lors de la dernière récession lourde, dans la seconde moitié des années 1980, la criminalité était montée en flèche, comme le veut le présupposé théorique. Comment comprendre le phénomène actuel ? Indique-t-il une modification à venir du rapport à la sécurité publique ?
Mais le thème le plus étudié, parce que perçu comme le plus frappant, touche à l’emploi. Les Etats-Unis s'”européanisent”-t-ils ? Traduire : s’acheminent-ils vers un taux de chômage minimal bien plus élevé qu’avant la crise ? Pour mémoire, ce taux naviguait encore au premier semestre 2008 aux alentours de 5 %-5,5 %.
Aujourd’hui, la plupart des analystes estiment que, même lorsque la machine économique sera repartie, le “chômage de base” s’établira plutôt entre 7 % et 8 %. Pis : comme l’annonçait à la mi-mai Jan Hatzius, l’économiste en chef de Goldman Sachs, l’Amérique va peut-être devoir s’accoutumer à un calcul à double détente pour analyser la réalité de l’emploi : “Le flux du chômage d’un côté, celui des inactifs de l’autre”, cette masse qui sera sortie des statistiques parce qu’ayant abandonné tout espoir de retrouver un emploi.
L’Amérique qui s'”européanise”, c’est aussi la découverte du traitement social du chômage. Une notion jugée incongrue avant la crise et qui tend à s’instiller dans la sphère politique sans être publiquement énoncée. Motif immédiat : le chômage de longue durée – soit, aux Etats-Unis, plus de six mois successifs – touche désormais 48 % des sans-emploi enregistrés. Et plus de trois chômeurs sur dix sont à la recherche d’un emploi depuis plus d’un an. Du jamais-vu ici, où depuis que les statistiques existent, 85 % des chômeurs retravaillaient trois mois plus tard. Or, si l’embauche ne repart pas aux Etats-Unis, c’est aussi parce que les employeurs ont mis la crise à profit pour améliorer la productivité dans leurs entreprises.
A quoi ressemblera demain le paysage de l’emploi ? Est-ce la fin de l'”exception américaine” ? Pour la seconde fois, l’administration Obama a demandé au Congrès de prolonger les mesures d’extension des indemnités chômage au-delà des vingt-six semaines légales. De nouvelles aides à l’embauche pour les employeurs sont mises en place. La pérennisation des mesures de traitement social du chômage – cette idée “si peu américaine”, nous disait, il y a un an, Don Lindner, spécialiste de la société texane de conseil en ressources humaines Worldatwork – s’impose progressivement dans les esprits. Le Congrès débat déjà d’une extension de la durée d’indemnisation de vingt-six à quatre-vingt-dix-neuf semaines dans les Etats les plus touchés. La mesure pourrait ne pas être que conjoncturelle.
Reste, enfin, un enjeu social crucial aux Etats-Unis : celui du “fossé interracial”, selon l’expression consacrée. Le 31 mai, une enquête remarquable du New York Times était titrée : “Des décennies d’acquis se sont évanouies pour les Noirs de Memphis”. Cette étude monographique venait illustrer un propos plus général.
En 1985, il y a une génération, alors que le taux de chômage moyen atteignait 7,2 %, celui des Blancs était de 6 % et celui chez les Noirs de 15,1 %, soit 2,5 fois plus. Ce différentiel s’est progressivement réduit jusqu’en 2007. La crise l’a brutalement ramené aux anciennes normes : la proportion de chômeurs parmi les Noirs est à nouveau deux fois supérieure.
Quand on sait qu’un Noir a aussi eu deux fois plus de chances qu’un Blanc d’avoir été évincé de son appartement par ses créditeurs pour insolvabilité (et qu’une femme noire seule a été deux fois plus souvent victime de cette infortune qu’un homme noir), on se dit que l’obsession américaine pour les statistiques raciales, ethniques et liées au genre, souvent dérangeante, permet parfois de ne pas se masquer la face.
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