Tandis qu’ils déclenchent en Irak le compte à rebours de leur désengagement militaire, qui prendra fin en décembre 2011, les Etats-Unis achèvent le redéploiement de 30 000 hommes supplémentaires dans le cadre du surge (“renfort”) afghan. Cette stratégie militaire des vases communicants invite à réfléchir à la fois sur les conséquences de la guerre en Irak et leur réplique possible en Afghanistan. Car la porosité politique entre ces deux théâtres est plus forte qu’on ne le pense.
La guerre en Irak aura été l’événement régional le plus significatif depuis la crise de Suez, en 1956. Elle a eu pour première conséquence d’affaisser un peu plus l’influence du monde arabe dans la région. Cet objectif était celui des néoconservateurs américains, même s’il n’a pas eu les effets escomptés. Les deux bénéficiaires de cet affaissement ont été l’Iran et la Turquie.
Le premier parce qu’il a vu naître à ses frontières et avec l’aide américaine le premier Etat arabe chiite. Le second parce qu’il a su profiter de la nouvelle donne pour s’affranchir des Etats-Unis, qui sont désormais un partenaire et plus un suzerain. La Turquie capitalise à son avantage les trois atouts qui font défaut au monde arabe : une identité islamique adossée à une prospérité économique, un système politique démocratique et un dynamisme diplomatique croissant.
La guerre d’Irak a donc révélé une fois de plus l’ampleur de la tragédie arabe : des sociétés dominées par des régimes rentiers, inefficaces et autoritaires, incapables de se défaire par eux-mêmes de leurs propres dirigeants et contraints de s’en remettre à des puissances étrangères qu’ils ne peuvent que haïr tant ils en dépendent. A cela, l’effet Barack Obama ne peut rien.
La deuxième conséquence de ce conflit est de se solder, pour les Etats-Unis, par un gain stratégique insignifiant. Après sept ans de présence à Bagdad, les Américains n’y disposent que d’une influence réduite. La classe politique irakienne s’est réapproprié le jeu politique et semble vouloir les tenir à l’écart de ses affaires les plus sensibles : l’équilibre arabo-kurde, la clé de répartition des ressources pétrolières, le degré d’autonomie des provinces par rapport au pouvoir central, l’intégration sociale et politique des sunnites dans un système politique verrouillé par les chiites.
Aucun dirigeant irakien, surtout chiite, n’exprimera la moindre reconnaissance politique pour les Etats-Unis désormais dépourvus de tout allié local. Pourtant, la défiance de l’Irak vis-à-vis des Etats-Unis, marqueur du nationalisme irakien, est loin de profiter à l’Iran. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux coalitions politiques arrivées en tête lors des élections législatives se trouvent être aussi les factions les plus nationalistes. Le premier ministre sortant, Nouri Al-Maliki, appartient au courant nationaliste du chiisme irakien, tandis que son concurrent, lui aussi chiite, Iyad Allaoui, bénéficie du soutien des sunnites.
L’autre élément réside dans l’émergence en Irak non pas d’une démocratie jeffersonienne mais d’une ethno-démocratie électorale fragile et corrompue, où les clivages sectaires restent essentiels mais n’épuisent pas toute la dynamique politique. Unis pour conserver le pouvoir, les chiites sont loin de l’être quand il s’agit de l’exercer. Ces leçons irakiennes font-elles sens en Afghanistan, où Barack Obama joue une partie difficile ? La réponse est oui.
La première analogie concerne la légitimité politique des interventions américaines dont le coût défie l’entendement. Depuis 2001, les Etats-Unis auront dépensé entre l’Irak et l’Afghanistan plus de 1 000 milliards de dollars (788 milliards d’euros), ce qui représente en termes constants l’engagement militaire le plus coûteux depuis la seconde guerre mondiale. Or, les retombées de cette aide apparaissent limitées. Après sept ans de guerre et de dévastations, le niveau de vie moyen des Irakiens n’est guère supérieur à celui des habitants de Gaza. Et après dix ans de présence étrangère en Afghanistan, le pays bat les records de pauvreté et de corruption.
Naturellement, la responsabilité des élites nationales dans ces échecs est fondamentale. Mais l’aide extérieure y contribue. Au dire même des rapports officiels américains, le bilan économique de l’aide américaine en Irak et en Afghanistan est accablant : absence de coordination entre les différentes administrations américaines, qui ont été conçues pour tout sauf faire de la reconstruction d’Etat ; très faible capacité d’absorption de l’aide étrangère, qui ne peut déboucher que sur la gabegie et la corruption ; destruction des structures étatiques nationales que l’on prétend bâtir en mettant en place des réseaux parallèles de distribution et de gestion des ressources sans consultation.
Dans le cas afghan, le problème est aggravé par le financement inouï apporté aux seigneurs de la guerre et à leurs milices en échange de leur protection des convois américains, un financement qui ne peut que miner l’Etat national et favoriser les désertions qui, dans la police afghane, atteignent le taux impressionnant de 50 %. De ce point de vue, les appels à la moralisation politique lancés de Washington ont quelque chose de naïf ou d’indécent, pour qui connaît le nombre d’officiels et de chefs de guerre afghans émargeant auprès des services américains. Comment pourrait-il en être autrement ?
A cette première grande leçon, valable aussi bien pour l’Irak que pour l’Afghanistan, s’ajoute une seconde, que l’administration américaine affronte de plein fouet : l’absence de partenaires politiques locaux désireux d’entrer dans son jeu. Cela est vrai pour l’Irak, mais aussi pour l’Afghanistan. L’ancien bon élève de la lutte antiterroriste, Hamid Karzaï, ne pense désormais qu’à prendre ses distances avec Washington, parce qu’il sait que les Américains ne s’éterniseront pas et qu’il mesure que le renforcement de sa position politique implique qu’il prenne ses distances avec ceux qui l’ont porté au pouvoir.
Tous ses faits et gestes sont destinés à contrer les Etats-Unis, à renforcer sa famille et son clan à Kandahar et à donner des gages aux talibans. L’intelligence politique de Barack Obama est de s’être débarrassé du manichéisme idéologique de son prédécesseur, qui opposait le bon M. Karzaï aux méchants talibans, alors que la porosité entre une partie du pouvoir de Kaboul et certaines franges de l’insurrection est évidente : la faction Hekmatyar est représentée au Parlement ainsi que dans les provinces. Mais comment croire en un allié quand toute confiance mutuelle a disparu ?
L’équation est encore plus complexe dans la mesure où en Afghanistan intervient un acteur tout à fait essentiel : le Pakistan. Là encore, l’administration Obama a bien compris que, sans l’aide d’Islamabad, aucune solution au conflit afghan ne pourrait être trouvée. Pourtant, malgré une aide massive de 7,5 milliards de dollars sur cinq ans et la menace que font peser les talibans pakistanais sur le régime, les militaires pakistanais ne renonceront jamais à soutenir l’insurrection afghane, qui reste pour eux un instrument essentiel de lutte contre l’Inde. C’est la raison pour laquelle Washington se trouve dans une situation inouïe, où le Pakistan est à la fois son meilleur atout et son plus sérieux obstacle.
Depuis janvier, 90 % des tirs de drones américains lancés dans les régions tribales pakistanaises visent le Nord-Waziristan, base arrière de la faction la plus violente de l’insurrection afghane, la faction Haqqani proche d’Al-Qaida et des services spéciaux pakistanais. Barack Obama mesure la solitude de la puissance américaine qui bâtit des stratégies sans alliés locaux fiables à ses yeux. Il mesure aussi sa solitude au moment où il affronte la fronde de ses généraux, pour qui l’amorce d’un retrait d’Afghanistan en juillet 2011 les priverait d’un succès sur le terrain.
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