Déserteurs en sursis
C’est l’un des dossiers en souffrance dont a hérité l’Administration Obama :
le sort des quelques deux cents déserteurs américains de la guerre d’Irak réfugiés au Canada. Si la majorité vit dans la clandestinité, une quarantaine d’entre eux ont choisi de vivre à visage découvert et de réclamer le statut de réfugiés.
Le sort de ces hommes, que j’avais rencontrés lors de mon passage à Toronto, est dorénavant entre les mains du parlement canadien, qui discutait hier
d’un projet de loi visant à leur permettre de rester.
(TORONTO) Ce n’est pas tout à fait une victoire, mais un espoir, et sûrement, un répit. Cet été la Cour d’Appel Fédérale de Toronto a, contre toute attente, statué en faveur de Jeremy Hinzman, premier déserteur américain de la guerre en Irak à avoir demandé le statut de réfugié au Canada. Alors que sa demande de résidence permanente pour raisons humanitaires avait été rejetée par les services de l’immigration, la justice canadienne vient de juger cette décision «déraisonnable».
Pour l’heure, c’est la menace d’une déportation vers les Etats-Unis qui s’éloigne un peu. Désormais, le salut pour Jeremy Hinzman et les autres déserteurs américains pourrait venir de la Chambre des Communes, qui a commencé à examiner hier en deuxième lecture le projet de loi C-440, porté par le député libéral Gérard Kennedy. S’il était adopté, ce texte permettrait d’attribuer le statut de résident permanent à un étranger qui «a quitté l’armée de son ancien pays de résidence […] du fait de ses convictions morales, politiques ou religieuses pour éviter de participer à un conflit armé non approuvé par les Nations Unies.» À travers ce texte, c’est clairement le conflit en Irak, auquel le Canada, comme la France, avait refusé de prendre part, qui est visé.
Soldat dans la 82e division aéroportée pour financer ses études, Jeremy Hinzman avait trouvé refuge au Canada en janvier 2004, avec femme et enfant, après que sa demande de statut d’objecteur de conscience a été rejetée. Il refusait de servir en Irak, une guerre qu’il jugeait «illégale et criminelle». Le 25 mai dernier, devant la Cour d’Appel Fédérale de Toronto, tout l’enjeu pour Alyssa Manning, son avocate, consistait à convaincre les juges que s’il était déporté, le jeune homme serait soumis à des «contraintes excessives» («undue hardship»).
La peine pour tout déserteur américain est connue : la déportation, le passage devant la Cour Martiale, une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans, la mention «criminel» («felony») inscrite au dossier judiciaire, barrant l’accès a tout emploi sérieux, crédit, droit de vote ou demande de visa. Et l’impossibilité pour ses hommes de revenir au Canada, où ils ont commencé à construire une nouvelle vie.
Michelle Robidoux, porte-parole de la Campagne d’Appui aux Résistants à la Guerre (CARG), rappelle à cet égard le cas de Robin Long, un autre déserteur déporté aux Etats-Unis en juillet 2008, et condamné à 18 mois de prison. «Son expérience carcérale a été traumatisante, les déserteurs sont particulièrement maltraités, tout est fait pour les «briser» moralement. De manière générale, ceux qui se sont opposés verbalement à la guerre sont punis encore plus sévèrement», m’explique-t-elle. Jeremy Hinzman, à l’appui de sa démarche, a fait valoir qu’il avait déjà reçu par courrier plusieurs menaces de mort de concitoyens américains.
J’avais envie de savoir ce qui pousse ces hommes à prendre une décision aussi lourde de conséquences. Lors d’une manifestation de soutien à Jeremy Hinzman, j’ai rencontré Phil McDowell. Celui-ci était sergent dans l’US Army. Le jeune homme m’explique avoir fait le choix de s’enrôler dans l’armée au lendemain du 11 Septembre, alors qu’il était encore étudiant. Sa décision de déserter, il l’a prise avec le même aplomb, avec la même certitude de faire ce qu’il était juste de faire à ce moment là. «J’ai lu beaucoup de choses, sur le 11 Septembre, sur la guerre en Irak, sur l’Islam… Je me suis rendu compte que tout cela était faux, qu’on n’était pas là pour chercher des armes de destruction massive.»
Pendant un an, de mars 2004 à mars 2005, Phil fait son temps en Irak. De retour au pays, il croit alors en avoir fini avec cette guerre qu’il juge illégale. Pourtant, après un mois et demi, il est rappelé sous les drapeaux, au nom de la politique dite du «Stop Loss». Phil est alors à Fort Hood, Texas. Le week-end qui précède le départ de sa compagnie, il passe prendre sa femme à Austin, conduit jusqu’à Rhode Island, afin de dire au revoir à ses parents et prendre quelques vêtements chauds pour le Canada.
Phil ne regrette ni son choix de déserter, ni celui de vivre à visage découvert, en dépit des risques. «Je ne voulais pas vivre dans l’illégalité. Je voulais m’établir ici, tenter de construire une vie.» Tout déserteur qui dépose une demande de statut de réfugié se voit en effet accorder le droit de travailler, le temps que sa demande soit examinée, ce qui peut prendre quelques années, avec les recours. Phil et son épouse mènent une vie presque normale à Toronto: lui à un emploi auprès d’une compagnie qui installe des panneaux solaires, elle est coach.
Chuck Wiley aussi connaissait les risques. «Je pensais que je pourrais toujours faire entendre ma voix», plaide-t-il aujourd’hui. Il veut toujours croire que le projet de loi C-440 peut-être adopté, ou qu’un nouveau gouvernement pourrait changer la donne. Aujourd’hui, il ne s’exprime qu’avec parcimonie devant les médias, dit ne plus parler aux journalistes américains. «Mes propos étaient systématiquement déformés», explique-t-il. Il faut dire que pour gage d’objectivité, la chaîne Fox News a été jusqu’à appeler au boycott des produits canadiens, tant qu’Ottawa ne déporterait pas les déserteurs américains. La prison, «c’est toujours dans un coin de votre tête. On ne dort pas toujours la nuit», explique-t-il, mais ce qui l’inquiète le plus, c’est la mention «criminel» sur son casier judiciaire. «Difficile de trouver un emploi décent avec ça.»
Chuck n’était pas exactement un bleu, après dix-sept années au service de l’US Navy. Mais quand en 2006, son navire, l’USS Enterprise est déployé dans le cadre de l’opération Iraqi Freedom, ce grand gaillard originaire du Kentucky est pour la première fois confronté à la réalité des opérations sur le terrain : «J’avais les ordres de mission des avions qui décollaient sous mon nez. Les pilotes partaient aplatir des immeubles soit disant vides, sur la base d’informations vieilles de trois semaines. Dans ce pays en guerre, vous avez des milliers de déplacés, qui trouvent refuge là où ils peuvent. Ces bâtiments n’étaient pas des cibles militaires. Personne n’était sur place pour s’assurer qu’ils étaient vides au moment où ils étaient bombardés.»
Chuck pose des questions, un peu trop au goût de sa hiérarchie, avec qui il entre en conflit ouvert. Il demande alors à être réaffecté sur un navire qui ne serait pas déployé en Irak. Accordé. Pourtant, peu avant de repartir, il apprend que son bateau appareille pour le Golfe. Sa demande de statut d’objecteur de conscience est écartée au motif qu’il ne s’oppose pas à toutes les guerres. «C’est le déploiement ou la prison», lui signifie-t-on alors. «L’autre solution, c’est Toronto», lui répond au téléphone un conseiller de la hotline pour les GI’s.
Ce choix lui a déjà coûté : son père ne lui parle plus, et Chuck laisse derrière lui un fils qu’il a eu d’une précédente union, resté aux Etats-Unis. Envolées également sa carrière d’ingénieur, et les perspectives d’une retraite confortable, dont il n’était plus si loin. Chuck travaille aujourd’hui comme agent de maintenance dans une école de Toronto. Si c’était à refaire, pourtant, il n’y a qu’une chose que Chuck ferait différemment : «Il y a vingt, j’aurais mieux fait de m’inscrire à l’Université.»
Il est loin le temps de la clémence pour les déserteurs de la guerre du Vietnam. Draft dodger à l’époque et aujourd’hui avocat de plusieurs résistants à la guerre en Irak, Jeffrey House aime à rappeler qu’alors, «il suffisait de se présenter à la frontière et de remplir quelques papiers pour obtenir le statut d’immigrant avec un permis de travail. Certains précisaient qu’ils refusaient d’aller au Vietnam, d’autres ne disaient rien.» À l’époque, quelque 55 000 GI’s avaient trouvé refuge au Canada. Près de la moitié ne sont jamais rentrés.
Dans leur grande majorité, les Canadiens restent aujourd’hui opposés aux déportations de déserteurs américains. Sid Lacombe, coordinateur de l’Alliance Canadienne pour la paix, rappelle que les partis d’opposition, majoritaires au Parlement, ont adopté en juin 2008 une motion qui aurait permis aux objecteurs de conscience de résider de façon permanente au Canada. «Mais le gouvernement conservateur de Stephen Harper a choisi de ne pas en tenir compte».
Ottawa semble bien décidé à ne pas froisser le puissant voisin américain. «C’est une question idéologique, rappelle Michelle Roubidoux. Harper était favorable à une participation canadienne en Irak. Aujourd’hui, il voudrait voir ces soldats punis.» Quant à Barack Obama, il semble peu probable de le voir se heurter à sa hiérarchie militaire sur ce dossier sensible. Tous les regards sont donc tournés aujourd’hui vers le législateur canadien…
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