Ce qui rend l’Amérique de l’automne 2010 si difficile à déchiffrer, c’est qu’elle semble rejouer en même temps plusieurs morceaux de son histoire : la crise de 1929 et le New Deal, la réaction conservatrice des années 1970, ou encore la grande peur japonaise des années 1980. Les élections de mi-mandat devraient simplement confirmer la profonde division du pays sur le sens de la crise actuelle et les remèdes pour en sortir.
Lors de sa campagne présidentielle, Barack Obama s’était placé dans les pas de Franklin Roosevelt, démocrate providentiel redonnant espoir à l’Amérique avec le New Deal. Serions-nous alors, outre-Atlantique, en 1934 ? Après tout, l’administration Obama, comme l’administration Roosevelt avant elle, a relancé l’économie par la dépense publique, imposé de nouvelles règles aux banques, et fait adopter plusieurs lois sociales, dont la mise à niveau du système de santé.
Seulement, l’ampleur de ces réformes est loin d’atteindre le niveau du New Deal. Il restera des 787 milliards de dollars (566,6 milliards d’euros) de relance votés, en février 2009, la satisfaction bien abstraite d’avoir évité le pire, mais pas une remise à niveau des infrastructures du pays qui aurait pu, dans les transports et l’éducation notamment, soutenir la croissance potentielle de l’Amérique dans les années à venir. Après tout, même le président républicain Eisenhower avait fait mieux avec le lancement de l’ambitieux programme autoroutier de 1956.
Surtout, le pacte social américain n’a pas été refondu. La classe moyenne, qui a vu ses revenus stagner depuis trente ans malgré une croissance soutenue, se trouve encore plus fragilisée par la crise, sans perspective de rééquilibrage en sa faveur sur le long terme. En ce sens, peut-être l’Amérique a-t-elle “raté sa crise”.
A moins qu’elle n’y soit pas encore pleinement rentrée. Roosevelt, après tout, est arrivé quatre ans après le krach de 1929, et il lui a fallu plusieurs années pour accomplir les réformes qui l’ont rendu célèbre. Si les Etats-Unis s’orientent, comme beaucoup le craignent, vers une double récession, peut-être ne sommes-nous finalement qu’en 1931, au seuil de transformations plus ambitieuses. Cela expliquerait aussi la principale contrainte qui pèse sur Obama : la culture politique du pays n’a pas changé sous l’effet de la crise. Les Américains continuent à considérer que l’intervention de l’Etat est dangereuse. Mieux encore : ils la rejettent de plus en plus. 50 % des Américains estimaient que l’Etat en faisait trop en 2008. Ils sont 58 % à le penser à présent. 38 % des Américains estimaient, au début de la crise, qu’il y avait trop de régulation de l’économie. Ils sont 49 % à l’automne 2010 (sondage Gallup).
Cette dernière évolution évoque une analogie historique toute différente. L’Amérique semble rejouer, en accéléré, la révolution conservatrice née dans les années 1970. L’activisme de l’administration Johnson, à travers les programmes de la Grande Société (guerre à la pauvreté et intégration des Noirs), avait déclenché une réaction de rejet au sein de la “majorité silencieuse” blanche, contre des dépenses sociales jugées inutiles et l’ingérence du gouvernement fédéral. Le mouvement conservateur s’est nourri de ce rejet et a porté au pouvoir des vagues républicaines successives : Ronald Reagan (1980), Newt Gingrich au Congrès (1994), George W. Bush (2000).
De la même façon, l’activisme de l’administration Obama au cours des deux dernières années a déclenché le mouvement de la Tea Party : refus de voir l’Etat fédéral dépenser et taxer toujours plus, volonté de retour à une Amérique de l’âge d’or, une Amérique individualiste et vertueuse où les honnêtes gens savent mieux que les élites de Washington ce qui est bon pour eux-mêmes et pour le pays. Le mouvement T ea Party , avant d’être une arme électorale – d’ailleurs à double tranchant – pour les républicains, apparaît comme le réflexe défensif d’une culture politique anti-étatique dopée par quarante ans de rhétorique conservatrice et piquée au vif par la réponse d’Obama à la crise, qui peut pourtant paraître modeste.
Il est concevable que l’initiative privée et l’innovation suffisent, dans les années à venir, à sortir l’Amérique de l’ornière. Pourtant, le retard pris dans les infrastructures, les coupes sombres dans l’éducation supérieure ces derniers temps, et les défis de la mondialisation (énergie et climat, concurrence et délocalisations), semblent appeler une action de l’Etat plus stratégique pour assurer l’avenir. Et ce qui rend cette nécessité évidente, c’est le défi chinois.
Car il est un autre morceau de son histoire que l’Amérique semble rejouer cet automne : la grande phase de “Japan Bashing” des années 1980, cette psychose d’un déclassement économique par un pays en phase de rattrapage accéléré. La Chine est omniprésente dans les têtes comme dans les discours électoraux, parfois comme bouc émissaire. Mais, tandis que le choc consécutif au lancement du premier satellite Spoutnik par l’URSS, en 1957, avait conduit à une accélération du programme spatial et des dépenses fédérales de recherche (NASA et ARPA), ainsi qu’à un vaste programme éducatif et scientifique, et tandis que le défi japonais avait conduit à une réaction ferme contre le yen sous-évalué et à une restructuration de l’industrie automobile, rien de semblable ne semble se produire vis-à-vis de la Chine. L’administration hésite, risquant à terme une explosion de populisme protectionniste venu de la droite comme de la gauche.
L’Amérique des élections de mi-mandat 2010 apparaît ainsi prise entre plusieurs courants contradictoires. Et au moment où l’économie donne de nouveaux signes de faiblesse, son système politique s’oriente sans doute possible vers une phase de blocage conflictuel au cours des deux prochaines années. Reste à savoir si 2012 ressemblera à 1932, ou bien à 1980.
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