The Electoral Salamander

<--

Depuis les élections de novembre 2010 et la fusillade de Tucson, le ton s’est singulièrement adouci à Washington. Les chroniqueurs politiques ont fait amende honorable. Dans le Washington Post, Dana Milbank a longuement analysé sa “dépendance” à la drogue médiatique Sarah Palin et promis un mois sans parler de l’égérie des caribous de l’Alaska, ni même de sa fille Bristol – qui a un nouveau boyfriend, soit dit en passant, toute accoutumance consommée. Et, mardi 25 janvier au soir, une cinquantaine de démocrates et républicains se sont mélangés dans les travées, à l’occasion du discours sur l’état de l’Union, rompant avec le traditionnel ordonnancement droite-gauche au Congrès.

Tout cela n’est que façade, bien sûr. Pendant qu’ils font assaut de civilités à Washington, les partis mettent les bouchées doubles dans les Etats pour mettre en place un redécoupage des circonscriptions électorales le plus avantageux possible pour 2012. Or le “redistricting”, selon les politologues, est le phénomène qui contribue le plus à la division du pays et la polarisation de la vie politique (avec la libéralisation des ondes instaurée sous Ronald Reagan et, récemment, les blogs et autres tabloïds de l’Internet qui donnent la prime au scandale et aux excès).

Les Etats-Unis sont la seule démocratie avancée où le redécoupage électoral est décidé par les hommes politiques eux-mêmes. Selon une formule répandue à Washington, le redécoupage à l’américaine, c’est la démocratie la tête à l’envers : les hommes politiques choisissent leurs électeurs autant que l’inverse. Le phénomène a fait son apparition en 1812, et il a l’air de faire partie de ces pratiques, qui, puisqu’elles existent depuis plus de deux cents ans, ne peuvent qu’être frappées du sceau divin. Cette année-là, dans le Massachusetts du gouverneur Elbridge Gerry, le découpage avait abouti à une carte électorale qui aurait beaucoup amusé les cartoonistes. On aurait dit une salamandre (“salamander”). Rapidement, le procédé a été rebaptisé “gerrymander”.

Le côté artistique est resté. Le documentaire Gerrymandering (sorti en mars 2010) s’est amusé à présenter des dessins à des passants sans leur dire qu’il s’agissait de circonscriptions. Une version du jeu de l’interprétation des taches. “Un alligator ?”, s’interroge un badaud. “Un écureuil ?”, suggère un autre. “Un lama ?” La loi exige une certaine continuité du terrain, c’est tout. Les circonscriptions sont parfois reliées par un simple couloir : l’autoroute, comme le district 21 en Floride, qui fait des méandres sur 160 km à travers cinq comtés.

Tous les dix ans, le recensement est suivi d’une frénésie de redécoupage, notamment dans les Etats qui gagnent ou perdent des sièges au Congrès fédéral en fonction de l’évolution de leur population (cette année, le Nord-Est industriel en perd une demi-douzaine au profit de la “Sun Belt”). A une dizaine d’exceptions près, comme l’Iowa ou l’Arizona, qui ont confié le processus à une commission indépendante, ce sont les assemblées locales qui s’en occupent. Autant dire que les partis s’arrangent au mieux. Les républicains deviennent-ils encombrants dans telle circonscription démocrate ? Il suffit de les échanger contre les démocrates qui cassent les pieds des républicains dans le district voisin. Résultat : les candidats prêchent des convaincus. Les seules élections importantes sont les primaires, où les extrêmes poussent à la surenchère. Et le centre fait les frais du processus.

Le redécoupage postrecensement 2010 pourrait conforter les républicains pour des années. Grâce à leur victoire aux élections de novembre, ils contrôlent la totalité des assemblées locales dans 25 Etats et le redécoupage dans 145 circonscriptions. L’utilisation de modèles informatiques donne maintenant à l’exercice une précision digne de Google Map. “D’un clic de souris, on change un district de démocrate en républicain”, assure un expert (le candidat Hakeem Jeffries, de Brooklyn, a vu du jour au lendemain sa maison changer de district, ce qui l’a empêché de se présenter).

Cette année, un mouvement de réforme a pris de l’ampleur. En Californie, les électeurs ont confié en novembre 2010 le redécoupage à une commission indépendante. La Brookings Institution a mis au point un logiciel qui permet aux citoyens de dessiner leurs modèles eux-mêmes (sous l’égide du chercheur Michael McDonald, qui se présente lui-même comme un “repenti du gerrymandering” pour avoir trafiqué les cartes dans cinq Etats). Les électeurs réclament des circonscriptions “compactes”. Ils en ont assez de la paralysie du système, alors que des problèmes comme le transport ou les coupes dans les crédits pour l’éducation supérieure ne sont pas réglés.

Toute réforme s’annonce assez difficile vu que les deux partis ont tout intérêt à conserver un système qui les arrange tour à tour. Et le redécoupage n’a pas que des inconvénients. Pour les minorités, il joue le rôle d’affirmative action électorale. Les Latinos surveillent particulièrement le Texas, un Etat qui va bénéficier de quatre sièges supplémentaires, du fait notamment de l’augmentation de la population immigrée. Il ne ferait pas bon que les républicains, qui contrôlent tous les rouages, fassent main basse sur tous les sièges, comme en 2003…

About this publication