Pourquoi les écrivains américains n’ont (presque) jamais le prix Nobel
Le Huffington Post américain n’avait pas attendu l’annonce pour s’indigner contre l’injustice faite à Philip Roth, évoquant même « une période de sécheresse américaine » à conjurer en matière de Nobel.
De fait, Toni Morrison (« Beloved » et le récent « Home ») a été, en 1993, le dernier auteur américain à recevoir le prix.
En octobre 2008, l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, Horace Engdahl, loin de nier le favoritisme apparent pro-européen du jury du Nobel, l’avait théorisé :
« Il existe bien sûr des auteurs forts dans toutes les grandes cultures, mais on ne peut pas nier le fait que l’Europe est toujours le centre du monde littéraire… pas les Etats-Unis […].
Les auteurs américains sont trop sensibles à l’évolution de leur propre culture de masse. […] Les Etats-Unis sont trop isolés, trop insulaires. Ils ne traduisent pas assez et ne participent pas réellement au grand dialogue de la littérature. Cette ignorance est restrictive. »
Sur le coup, Toni Morrison renvoyait le compliment à Horace Engdahl et épinglait un sentiment de suprématie sensible dans l’attachement des Suédois à leur prix :
« Les Suédois sont eux-mêmes un peu insulaires… »
Les Américains, piètres traducteurs
Au cœur du problème : la question des traductions des œuvres littéraires. Les Américains traduisent peu. Les éditeurs déplorent les faibles ventes des œuvres traduites et s’inclinent devant le marché. L’attribution d’un Nobel à un écrivain non-anglophone les force à la traduction, et les contraint à participer au « grand dialogue de la littérature » mondiale prôné par l’Académie suédoise.
Tel a été le cas, en 2000 par exemple, lorsque Gao Xingjian a reçu le prestigieux prix. Son roman « La Montagne de l’âme » fut publié en anglais par l’éditeur HarperCollins quelques semaines plus tard.
En attendant, un prix Nobel suscite une hausse des ventes modeste aux Etats-Unis, en comparaison à un Pulitzer ou un National Book Award, note le New York Times.
Niant le désintérêt supposé du lectorat américain pour les auteurs étrangers, le quotidien souligne également que les lecteurs lisent aussi peu leurs auteurs en lice pour le Nobel que les autres. Ça rassurera sans doute Philip Roth, Don DeLillo ou Joyce Carol Oates.
Aux dernières nouvelles, Philip Roth n’envisageait « pas du tout » le prix Nobel : « J’ai gagné assez de prix comme ça. » La liste est en effet longue, avec plus de vingt prix, dont :
• un National Book Award en 1960 pour « Goodbye, Columbus » ;
• un Pulitzer en 1998 pour « Pastorale américaine » ;
• un Médicis étranger en 2002 pour « La Tache ».
Roth, l’indignation préférée des journalistes
La « non-nobélisation » du romancier reste pourtant le sujet d’indignation favori des journalistes littéraires. L’article sur l’injustice faite à Philip Roth est devenu un « marronnier ». Et cela dure depuis vingt ans.
Cette année encore, Bernard Pivot a milité en faveur de l’auteur de « Portnoy et son complexe » sur Twitter. La recherche des raisons pour lesquelles le Nobel échappe à Roth vire chez certains à l’obsession.
A l’instar de nombreux fans, Harold Bloom juge qu’il n’est « pas assez politiquement correct », alors que les jurés, « eux, le sont ».
En France, Le Nouvel Observateur (qui appartient, comme Rue89, au groupe de Claude Perdriel) a fait de l’attribution du Nobel à Roth une croisade. En 2008, une interview de Toni Morrisson était titrée « Philip Roth aurait dû recevoir le Nobel depuis longtemps ».
Trois ans plus tard, rebelote : « Le roi Roth aura-t-il le Nobel cette année ? » :
« Il a écrit 53 livres. Reçu un nombre incalculable de prix, sauf le Nobel (le ridicule ne va-t-il pas finir par tuer ces jurés suédois ?). »
Alors que chaque mois d’octobre, la mécanique du Nobel réveille des salves d’éloges sur Roth et la littérature américaine en général, le New York Times ironise, définitivement vexé :
« En attendant, nous [les Etats-Unis] inondons le reste du monde avec notre pacotille, et le reste du monde ne s’en plaint pas. Si vous allez dans une librairie d’aéroport, n’importe où en Europe ou en Asie, vous découvrirez rapidement que les traductions de Danielle Steel se vendent presque aussi bien là-bas que chez nous. »
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