Le cauchemar de Bernanke
Comme Alan Greenspan avant lui, l’actuel président de la Fed a injecté massivement de l’argent dans le système financier pour le sauver. Au risque d’alimenter une bulle dont l’éclatement lui sera inévitablement reproché…
Plus jamais il ne pourrait refermer ses yeux… Il était trois heures du matin. L’homme se tournait et se retournait dans son lit. Impossible d’oublier son cauchemar. Il allait devenir Alan Greenspan ! Lui, le sauveur de l’économie américaine et de la finance mondiale, finirait au tribunal de l’histoire économique comme le gonfleur de la plus grande bulle spéculative de tous les temps!
Une goutte de sueur glacée perla sur le front de Ben Bernanke. A vrai dire, l’histoire d’Alan Greenspan et la sienne se ressemblent étrangement. Pas seulement parce que Ben s’est assis il y a sept ans dans le fauteuil d’Alan, ci-devant président la Réserve fédérale des Etats-Unis – haut lieu du pouvoir économique planétaire s’il en fut, puisque la Réserve fédérale fabrique la monnaie du monde qu’est le dollar. Ils ont tous les deux grandi dans une famille juive de la « middle class » américaine. Ils sont fans de base-ball. Ils ont fait du saxophone. Alan avait ici plus de talent que Ben, gagnant un temps sa vie dans un orchestre de jazz. Ils ont fait de l’économie. Ben a là plus de cordes à son arc : docteur à vingt-six ans contre cinquante et un ans pour son aîné, président du département d’économie de la prestigieuse université de Princeton, auteur d’un essai et d’un manuel à succès. L’un et l’autre ont dirigé le Conseil des experts économiques d’un président républicain avant d’accéder à la tête de la banque centrale des Etats-Unis.
Les fils de leurs itinéraires s’entortillent encore plus dans leurs parcours à la présidence de la Réserve fédérale. Peu après leur nomination, l’un et l’autre ont subi une crise financière terrible à laquelle ils s’étaient parfaitement préparés. Greenspan, nommé le 11 août 1987, demanda aussitôt aux équipes d’économistes de la Fed de travailler sur ce qu’il conviendrait de faire en cas de krach boursier. Le 19 octobre, l’indice Dow Jones dévissa de 23 %. La Fed injecta immédiatement d’énormes masses d’argent dans le système financier pour éviter son effondrement. Bernanke, lui, a passé toute sa vie universitaire à étudier ce qu’il fallait faire pour lutter contre la déflation. Nommé président de la Fed le 1 er février 2006, il commença à mettre en oeuvre ses idées dès 2007, quand les premiers craquements de l’immobilier américain se firent entendre. La faillite de Lehman Brothers en 2008 lui a permis d’aller beaucoup plus loin, jusqu’à l’impression de billets pour acheter de la dette publique.
Mais la vie est injuste, pensa Bernanke blotti sous sa couette. Le krach de 1987 fut un coup d’épée dans l’eau. L’économie américaine n’était alors pas écrasée de dettes. Il suffit d’introduire de bêtes court-circuits suspendant les marchés en cas de trop forte fluctuation des cours pour limiter ensuite la volatilité de ces derniers. L’argent injecté fut vite retiré. Greenspan sortit grandi de l’épisode. Son épreuve suivante vint une décennie plus tard, avec la bulle Internet. Greenspan tenta vainement de calmer les esprits, en parlant en 1996 d’« exubérance irrationnelle ». Il échoua. Les cours des start-up du Net montèrent jusqu’à l’explosion de 2000, qui volatilisa 5.000 milliards de dollars de valeur boursière. Sous la houlette d’Alan Greenspan, la Réserve fédérale baissa brutalement les taux d’intérêt. Les liquidités alors créées alimentèrent une nouvelle bulle, à la fois immobilière, bancaire et… gigantesque. En 2006, Alan passa la main à Ben sous les vivats de la foule. En 2008, la bulle éclata. Et Greenspan fut déboulonné de son piédestal, comme une vulgaire statue de Staline dans un pays de l’Est à la fin des années 1980.
C’est vraiment injuste, se dit Bernanke, car contrairement à Greenspan qui est passé pour un héros pendant vingt ans, lui a eu droit à la vraie crise dès ses débuts à la Fed. Depuis 2008, il injecte massivement de l’argent dans le système financier pour le sauver. Et quelques années après les débuts de l’injection, cet argent gonfle une nouvelle bulle, exactement comme dans les années 2000. Bulle sur les obligations publiques, puisque les taux d’intérêt à long terme sont au plus bas (ce qui signifie mécaniquement que le prix des obligations est au plus haut). Bulle sur les actions, puisque le Dow Jones bat ses records et que la capitalisation boursière des entreprises américaines n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui… sauf en 2000 et 2007. A tel point que Bernanke s’est senti obligé la semaine dernière d’évoquer une « course au rendement […] qui pourrait affecter le prix des actifs » – sa façon à lui de parler d’exubérance irrationnelle.
Cette bulle, donc, va fatalement éclater. Et Bernanke sera aussi fatalement accusé d’en être responsable, tout comme Greenspan avait été responsable de la bulle précédente. Mais, au fond de lui-même, Ben sait depuis longtemps qu’il est un autre Alan. Ou plutôt, que Alan fut Ben ! En 1999, Alan Greenspan avait été marqué par une intervention de l’universitaire Ben Bernanke, montrant qu’il était périlleux pour un banquier central de vouloir lutter contre une bulle spéculative. Au début des années 2000, Bernanke, devenu l’un des gouverneurs de la Fed, y tirait la sonnette d’alarme sur les risques de déflation. Autrement dit, il a joué un rôle clef dans le gonflement de la bulle des années 2000…
Une belle lumière printanière filtrait à travers les rideaux. Ben Bernanke se dit qu’il avait finalement réussi à dormir quelques instants. Dans deux jours, il devra témoigner au Congrès. Il était donc toujours président de la Réserve fédérale. Tout allait bien.
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