Une opinion américaine réfractaire à la guerre
Pierre Melandri
“Aucune politique étrangère ne peut être poursuivie efficacement si elle n’a pas derrière elle le peuple américain. Et si le Congrès ne la comprend pas, le peuple américain ne la comprendra pas non plus “. Barack Obama a longtemps paru pénétré de cette réflexion de W. Averell Harriman (1891-1986), qui a été l’un des acteurs les plus chevronnés de la diplomatie américaine. Au point qu’un des anciens collaborateurs de l’actuel président de Etats-Unis, Vali Nasr, a pu lui reprocher d’avoir fait de la préservation de sa popularité l’étoile polaire de sa politique étrangère.
Le jugement est probablement trop sévère. Mais Barack Obama n’a lui-même jamais caché subordonner les objectifs extérieurs au redressement intérieur (le nation-building at home). Surtout ses grands choix stratégiques – la mise en œuvre du retrait d’Irak et, prochainement, d’Afghanistan, la traque secrète mais létale des leaders d’al-Qaida, la réduction des dépenses militaires, la tactique du “leading from behind” (diriger de l’arrière) lors de l’intervention en Libye, le pivot vers l’Asie – lui ont permis de définir une nouvelle forme de leadership conforme à l’humeur générale, du pays.
Depuis quelques années, les Etats-Unis connaissent un fort regain d’isolationnisme. Dès 2011, près des deux tiers des Américains estimaient que leur pays était trop impliqué outre-mer. En septembre 2013, 72% d’entre eux (contre 15%) s’opposaient à toute intervention visant à transformer une dictature en démocratie. C’est évidemment là le produit des désillusions subies tout au long de la dernière décennie : d’abord, sans doute, de l’amertume face au coût humain (des milliers de morts), politique (la montée de l’antiaméricanisme) et financier (plus de 1 000 milliards de dollars) d’engagements militaires massifs aux résultats décevants ; ensuite, des souffrances engendrées par la crise financière de 2008 qui a conduit nombre d’Américains à souhaiter voir leurs ressources consacrées à des objectifs intérieurs en priorité.
CONJUGUER POSTURE PRUDENTE ET DÉNONCIATION INDIGNÉE
C’est ce que Barack Obama a parfaitement compris. “J’ai été élu, a-t-il d’ailleurs rappelé lors du dernier sommet du G20 à ses partenaires, pour terminer des guerres, non pour en commencer.” On peut, dès lors, imaginer son embarras quand la question syrienne a fini par le placer à contre-courant d’une opinion qu’il s’était jusqu’ici attaché à ne jamais bousculer.
Longtemps, il s’est d’ailleurs efforcé de conjuguer une posture prudente que son instinct réaliste lui dictait (alors même que l’opposition syrienne se révélait divisée et que le poids des djihadistes y était difficile à ignorer) avec une dénonciation indignée des massacres que le régime de Damas perpétrait. Mais en invoquant en août 2012 les “énormes conséquences” qu’entraînerait un recours aux armes chimiques par ce dernier, il s’est, d’une certaine façon, piégé : quand le président américain a dû reconnaître que son avertissement avait été violé, il a d’abord cherché à en minimiser la portée mais, comme lui-même l’a concédé, le 21 août est venu tout changer.
L’ampleur du massacre a, en effet, érigé ce dernier en défi à sa crédibilité, à celle des Etats-Unis comme à celle des Nations unies. S’estimant contraint, dès lors, de s’engager sur une voie, l’intervention militaire à laquelle il savait son opinion opposée, il s’est efforcé de la rassurer : en insistant, tout d’abord, sur le caractère “limité, calibré” de la riposte qu’il envisageait ; puis, après le rejet de toute intervention par le Parlement britannique, en annonçant qu’il allait lui-même demander l’autorisation du Congrès.
UNE STRATÉGIE RISQUÉE
La manœuvre n’était pas sans habileté : elle lui permettait de partager avec les élus la responsabilité d’une opération à laquelle il savait le pays fortement opposé ou de leur imputer celle d’un refus qui mettrait la crédibilité des Etats-Unis en danger : au demeurant, très vite, les grands caciques du Congrès se sont ralliés à l’idée d’une initiative susceptible de démontrer à l’Iran que Washington n’était pas un “tigre de papier”.
Mais c’était surtout une stratégie risquée : le président semble, en effet, avoir beaucoup trop présumé de sa capacité à retourner une situation dès le départ quasi désespérée. Jusqu’ici, en effet, et en dépit des efforts intenses que lui-même et ses collaborateurs ont déployés, la pente semble être restée impossible à remonter. D’abord, le président ne bénéficie d’aucune des conditions susceptibles de rallier la nation à ce type d’intervention : l’Amérique n’a pas été attaquée, elle ne se sent pas directement menacée, elle ne comprend pas à quoi des frappes limitées serviraient mais s’inquiète de l’engrenage qu’elles pourraient enclencher ; lui-même ne peut se prévaloir ni de l’aval de la communauté internationale ni du soutien d’une forte coalition.
Ensuite, nombre d’élus républicains soutenus par le mouvement ultraconservateur du Tea Party le détestent trop pour lui apporter leur appui et prendre le risque de perdre les prochaines primaires de leur parti pour avoir voté pour lui. Enfin et surtout, les frappes contre la Syrie suscitent une opposition très forte aux Etats-Unis. Si une majorité d’Américains (75%) croit qu’Assad a effectivement utilisé des armes chimiques et si 60% estiment que leur pays doit faire quelque chose pour montrer que cela ne peut être accepté, 75% pensent tout simplement que des frappes contre la Syrie aggraveront encore la situation au Moyen-Orient.
LES ÉLECTEURS INDÉPENDANTS HOSTILES AUX FRAPPES À 66 %
Comment, dès lors, s’étonner si à un peu plus d’une année d’un scrutin destiné à renouveler la plus grande partie du Congrès, la plupart des élus renâclent à voter pour une politique que le pays rejette dans sa grande majorité (63% contre 29%) ? Et ce alors même que les électeurs “indépendants” – que les deux partis ne cessent de se disputer – sont hostiles aux frappes à 66% et que la cote du président (avec 49% de désapprobation contre 44% d’approbation) est dans le rouge actuellement.
On comprend dans ces conditions l’intérêt de Washington pour la proposition de Vladimir Poutine qu’Obama a dit avoir lui-même discutée avec ce dernier. Elle ne pourra sans doute que renforcer le clan des sceptiques qui rejettent toute intervention militaire au profit d’une solution politique mais ils représentaient déjà une majorité probablement impossible à retourner. Inversement, elle pourrait offrir au président une élégante – quoiqu’incertaine – porte de sortie, en lui permettant d’affirmer que sa menace de recours à la force armée a suffi à obtenir ce qu’il recherchait.
En tout cas, selon un sondage du Pew Research Center, au moins dans l’immédiat, le pays semble lui en avoir su gré : même si une majorité des Américains ne fait pas confiance à la Russie et ne croit pas qu’Assad renoncera à ses armes chimiques, ils sont 67% (contre 23%) à approuver le choix de leur président et 49% à juger qu’il a fait preuve, en l’occurrence, de leadership et d’adaptabilité. A parier qu’aujourd’hui Antonin Artaud écrirait : ” Je ne savais pas les Américains un peuple si peu guerrier.”
Pierre Melandri (Professeur émérite à Sciences-Po)
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