Il n’était pas peu fier d’avoir trouvé la parade dans la tempête, Richard Allan, lorsqu’il s’est présenté, lundi 11 novembre, devant la commission des libertés civiles du Parlement européen. Le directeur régional des affaires publiques de Facebook y était convoqué dans le cadre des auditions sur le vaste programme de surveillance électronique américain révélé par l’affaire Snowden, et il a sorti son arme secrète : les autorités américaines ne sont pas les seules àsaisir Facebook pourobtenir des données personnelles sur ses utilisateurs, a-t-il annoncé. Les pays européens sont aussi curieux.
Ou presque. Durant les six premiers mois de 2013, Facebook, numéro un américain des réseaux sociaux, a reçu entre 11 000 et 12 000 requêtes de l’administration américaine, portant sur 20 000 à 21 000 comptes individuels. Dans le même temps, les pays de l’Union européenne ont formulé 8 500 requêtes, concernant environ 10 000 comptes.
INTRUSIONS LÉGALES
En livrant ces chiffres, Richard Allan ne voulait pas seulement montrer que ces intrusions légales, motivées en principe par des enquêtes judiciaires, n’affectent qu’« une toute petite fraction de 1 % » du 1,2 milliard d’utilisateurs du réseau social dans le monde ; il entendait apporter de l’eau au moulin du « tout le monde le fait », argument massue (“sledgehammer argument”)de Washington depuis que les fuites provoquées par l’ex-agent Edward Snowden ont mis en lumière l’ampleur de l’espionnage et du pillage des données électroniques par le renseignement américain.
Trois jours plus tard, Google a repris l’argument, révélant que les demandes de données personnelles formulées par les Etats ont doublé depuis 2010, mais que moins de la moitié de ces demandes émanent des Etats-Unis.
Les champions américains de l’Internet sentent le vent du boulet. Ces efforts désespérés pour détournerl’attention du fond du problème en sont un signe, car si l’on parle beaucoup des retombées politiques et diplomatiques de l’affaire Snowden, une autre dimension du scandale préoccupe bien plus ces géants de lahigh-tech : les conséquences désastreuses, pour leur image et leur crédibilité, du pillage de centaines de millions de données privées par la National Security Agency (NSA) et autres grandes oreilles, bien au-delà des quelques milliers de requêtes sagement formulées dans le respect des procédures. Sans compter la révélation, par le New York Times, que l’opérateur américain de télécoms AT & T touche 10 millions de dollars (7,4 millions d’euros) par an pourfournir des données téléphoniques aux autorités ; son projet d’acquisition de Vodafone en Europe risque de s’entrouver compromis.
Chez Google, on affirme « respirer beaucoup mieux » depuis que, le 1ernovembre, il a été révélé que la NSA se servait allègrement dans les tuyaux de Google et Yahoo!, en interceptant, à leur insu, les données lors de leur transfert d’un centre à l’autre. Des dispositions ont aussitôt été prises pour encrypter les données afin que leur transfert soit protégé, nous assurent les responsables de Google, et tout devrait rentrer dans l’ordre : de complice de l’agression, Google, « scandalisé », selon l’expression de son vice-président, David Drummond, devenait victime.
BALKANISATION
En réalité, les dégâts vont beaucoup plus loin. C’est désormais tout le postulat du contrôle américain du Web qui est remis en question. Cette fabuleuse invention, partie des Etats-Unis, symbolisait l’innovation perpétuelle, la liberté, le progrès technologique, l’abolition des frontières. La NSA en a fait une arme ultrapuissante de la guerre antiterroriste, soustraite au contrôle des institutions démocratiques, violant l’espace privé des citoyens du monde entier. Aux Etats-Unis, les experts du cyberespace dénoncent aujourd’hui, un peu tard, cette « militarisation d’Internet ». Que d’autres Etats y participent, finalement, importe peu. Le mal est fait.
Les patrons des sociétés américaines qui se partagent le marché mondial, à l’exception de la Chine et de l’Iran, ont pris conscience de l’étendue du désastre et du risque de backlash qu’il entraîne. Ce retour de bâton a déjà un nom : balkanisation. Et il a commencé. Non pas dans les Balkans mais, bien plus grave, au Brésil, énorme marché.
Furieuse d’apprendre à quel point son pays, et elle-même, ont été la cible de la NSA, la présidente, Dilma Rousseff, a fait ajouter à un projet de loi sur Internet un article qui contraindrait les sociétés de services en ligne à stockerau Brésil toutes les données électroniques des Brésiliens.
En Allemagne, selon Der Spiegel, Deutsche Telekom étudie aussi la possibilité d’un « Internetz » allemand, voire à l’échelle de l’espace Schengen, avec stockage dans des centres de données locaux. En jargongéopolitique de l’Internet, cela s’appelle « data relocalization », ou relocalisation des données, et ces deux mots mis ensemble font dresserles cheveux sur la tête des apôtres du cyberespace libre et mondialisé. « C’est tout le contraire de l’objectif d’Internet ! », se lamente un vieux routier de Google.
Anxieux de ne pas perdre leur monopole, les géants de l’Internet cherchent donc la contre-attaque. Aux Etats-Unis, ils vont s’associer pourdemander à l’administration Obama une réforme du Patriot Act. Au niveau mondial, ils planchent sur une proposition de réforme de la gouvernance d’Internet, pour éviterune mainmise de l’ONU qui, à leurs yeux, serait aussi nuisible que la balkanisation.
Une gouvernance où la société civile, par le biais d’ONG, et les entreprisesprivées seraient représentées aux côtés des gouvernements. Pour eux,rompre le lien avec le pouvoiraméricain est devenu une urgence.
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