Berkeley ou l’angoisse des universités américaines
Par Patrick FauconnierCréé le 08-03-2014 à 16h02 – Mis à jour à 16h02
Dans “At Berkeley”, le réalisateur Frederick Wiseman explore les inquiétants défis posés aux universités qui voient fondre l’aide publique. Une leçon pour la France ?
“At Berkeley”, documentaire de 4 heures sorti le 26 février, est une impressionnante plongée en profondeur dans la vie de la célèbre université américaine. Le réalisateur Frederick Wiseman a bien choisi son moment : on est en 2010, l’Etat de Californie, totalement fauché, vient de sabrer les aides à la fac, ce qui entraîne une manifestation avec occupation d’une bibliothèque. Or une manif à Berkeley, aux Etats-Unis, c’est comme une occupation de la Sorbonne en France : un tremblement de terre qui peut déstabiliser le pays.
Berkeley est une icône de la contestation politique aux Etats-Unis : c’est là qu’éclata, en 1964, le “Free speech movement” : des étudiants réclamant la liberté d’expression politique sur le campus se lancèrent dans un sit-in de 32 heures pour empêcher la police d’arrêter un des leurs. Il en résulta 774 arrestations, un record à ce jour pour une manif nord-américaine. Ce fut le coup d’envoi de mouvements de protestations – notamment anti guerre du Vietnam – qui firent le tour du monde et débouchèrent sur Mai-68 en France.
Mario Savio, fils d’ouvrier italien immigré, enflamma les étudiants avec un discours resté célèbre : “La fac n’est pas une entreprise et nous ne sommes pas des produits à vendre”. Mario Savio fut le Daniel Cohn-Bendit américain. Depuis lors, il y a dans la fac un “speaker corner” qui porte son nom, et une plaque incrustée dans le dallage façon Hollywood. Cohn-Bendit n’a pas eu un tel honneur à Nanterre. Comme le dit un personnage dans le film : “La célébrité de Berkeley, ce ne sont pas les Nobels, c’est le Free Speech Movement”.
Chute drastique des subventions d’Etat
Comment une fac qui se veut politiquement si affranchie peut-elle se financer si l’Etat l’abandonne ? Cette question fait tout le sel du film. Il nous montre un staff de direction fier de cette tradition d’engagement gêné par ce redoutable défi : comment endiguer la colère d’étudiants furieux que l’aide de l’Etat de Californie ait dégringolé de 40% à 16% du budget. 58% de diminution en dix ans !
Comment affronter cette chute de recettes sans abaisser le niveau scientifique ni augmenter les scolarités ? L’exploit de Berkeley, c’est d’être parvenue à se hisser parmi les trois meilleures universités mondiales, aux côtés d’Harvard et Stanford, tout en étant publique, alors qu’Harvard et Stanford sont privées et très coûteuses, avec des scolarités de 30.000 euros par an. Berkeley, qui compte 36.000 étudiants dont 7.000 en licence, se flatte d’être une université à frais de scolarité modestes pour le marché américain : environ 9.500 euros, soit moins que Sciences Po.
Elle a aujourd’hui la plus forte proportion d’étudiants d’origine modeste qu’elle ait jamais eue. On y dénombre 40% de boursiers. Elle a été la première à instaurer un système d’aides pour les classes moyennes qui rend éligible à des bourses jusqu’à des revenus de 100.000 euros. “Ici on n’est pas des puritains comme à Harvard ou Princeton”, ironise le président de la fac (qu’on appelle là-bas le chancelier), le sympathique Robert J. Birgeneau, un physicien canadien réputé. La Californie aime bien faire la nique aux facs huppées de la Ivy League. Mais voilà : lui qui se vante d’avoir été parmi les manifestants du free speech movement dans sa jeunesse a eu ces temps derniers à appeler quatre fois la police, ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans.
“Ici se joue l’avenir de la Californie”
Le film ouvre sur une séquence où on le voit, très préoccupé, exposer à son équipe de direction la menace qui plane sur la fac avec la chute drastique des subventions d’Etat. “Nous devons continuer à avoir un rêve, une foi en l’avenir, en la diversité, en l’accession de tous au savoir. Ici se joue l’avenir de la Californie !”. Problème : comment économiser 56 millions d’euros par an sans toucher à l’excellence académique ?
Toutes les mesures possibles défilent. Diminution de salaires de profs, prospection d’étudiants étrangers, réduction des coûts d’entretien des 20.000 équipements du campus. Jusqu’au remboursement des frais de baby sitting pour éviter l’absentéisme de profs dont les enfants sont malades. Un prof récuse les chaires payées par des industriels : “Ca consiste à lui réserver les fruits de notre recherche, alors que nous sommes ici pour que tout le monde bénéficie de notre savoir”. Au passage, on découvre que les Américains utilisent le mot français “triage” pour désigner la façon de choisir les victimes d’une sélection ou d’un choix difficile.
Coté étudiants, on débat sur la solidarité. Rien à voir avec les AG enfiévrées de nos facs. Sagement assis, un groupe échange des points de vue autour d’un animateur. Pourquoi l’Etat de Californie coupe les subsides ? Un étudiant défend le point de vue égoïste : “Jo-le-plombier qui s’est fait lui-même à la force du poignet, il voit pas pourquoi il paierait des impôts pour financer les études des élites de Berkeley ! Que chacun se débrouille au mieux par lui-même”. Réplique d’un autre : “Pourquoi le gouverneur refuse de mettre les milliardaires à contribution ? Notre pays affiche les plus grandes inégalités de l’histoire ! Ce qui nous menace : une augmentation des scolarités de 4.500 euros, avec des augmentations de 10% par an”. Une fille pleure. Une autre, venue des Caraïbes, dit que l’école est plus démocratique dans son pays.
Une manif poussive
Puis on assiste à la fameuse manif du 7 octobre 2010 qui fera beaucoup de buzz sur les réseaux sociaux, Berkeley oblige. Pourtant l’affaire est bien gentillette : 300 étudiants envahissent une bibliothèque. On y remarque un hippy très chevelu à l’air paumé, fantôme hagard des manifs des années 60. Les protestataires font la bêtise d’afficher un catalogue de revendications portant sur plusieurs dizaines de points ce qui rend impossible tout ultimatum. Ils demandent même une réduction des retraites des cadres en Californie.
Les discours sont faiblards. Un étudiant attaque le grand capital : “Notre pays s’est construit sur l’exploitation des autres ! Personne ne fait fortune pour des bonnes causes !” Applaudissements, puis l’affaire s’achève dans le calme. Le lendemain, le président Birgeneau rigole devant ses collaborateurs en disant que de son temps on savait monter des manifs. Et d’expliquer qu’il s’est lui même fait virer de Bell Labs pour avoir manifesté.
Ce que le film ne montre pas, c’est qu’un an plus tard le campus s’enflamma plus sérieusement avec le mouvement “Occupy Cal” ( Cal est le diminutif de University of California ) en parallèle avec Occupy Wall Street, et que là, le président eut le plus grand mal à calmer les étudiants, menaçant de lourdes sanctions qu’il aurait surement récusées quand il était militant. Ce que le film ne montre pas non plus, c’est un truc inimaginable en France : le campus, d’une superficie de 500 hectares, a son propre commissariat de police avec une quarantaine de policiers ! On est en Amérique…
En France, des frais de scolarité qui grimpent
Ce qui arrive aux Etats-Unis déboule souvent en France quelques années plus tard. Ce qui nous dit ce film, c’est que l’Etat, quand il est à court d’argent, n’hésite pas à reporter sur les familles le paiement des frais de scolarité dans les établissements les plus prestigieux. Le think tank de gauche Terra Nova a recommandé de rendre l’université payante en France pour les catégories aisées.
Dauphine qui avait établi des frais de scolarité à 4.000 euros par an en master vient de les monter à 6.000 euros . 4.000 euros aussi pour un master à l’IAE d’Aix, qui dépend de l’université. C’est la moitié du prix de Berkeley. A Sciences Po ça peut aller jusqu’à 13.000 euros : plus cher que Berkeley. Même prix dans les écoles d’ingénieurs privées et dans les plus grandes écoles de commerce. Lentement, surement, sournoisement, l’enseignement supérieur payant fait son chemin en France. L’Etat vient d’augmenter de 850 euros le prix de scolarité à l’Ecole des Mines, qui monte à 1.600 euros, assurance comprises.
Avec ses 36.000 étudiants, et malgré les bourses (car elles sont compensées par l’Etat), Berkeley engrange chaque année 360 millions d’euros rien qu’en scolarités. De quoi faire saliver toutes les facs françaises. L’université de Rennes 2, l’une des très rares qui met en ligne le détail de son budget, dispose d’un budget de 106 millions d’euros pour ses 21.000 étudiants. Et si on prend le consortium Sorbonne universités, qui a décroché une dotation de 900 millions d’euros au titre des Initiatives d’Excellences (Idex), cette somme rapportera annuellement au maximum 36 millions qui seront à partager entre une dizaine de partenaires : une goutte d’eau.
De toutes façons, impossible de comparer le cas de Berkeley avec la France pour une raison simple : aux Etats-Unis, les facs peuvent compter sur les dons qui sont une source colossale de revenus. Le récent appel aux dons qu’a fait Berkeley a ramené… 2 milliards d’euros en provenance de 281.000 donateurs !
22 Nobels et… 99 médailles d’or aux J.O.
L’université compte 458.000 anciens élèves à travers le monde. Et son prestige paye. Elle aligne des distinctions à donner le vertige : 22 prix Nobel y ont enseigné, dont 8 actuellement. On compte 29 Nobels parmi les diplômés. Et même 99 médailles d’or aux Jeux Olympiques. Sur son site internet (qui subit plusieurs millions d’attaques par jour) l’université détaille dans un tableau son classement par le National research council, l’instance qui régente la recherche aux Etats-Unis. Dans 48 disciplines sur 52 elle figure dans le top 10 américain, devant plusieurs milliers d’universités et collèges. Autant d’arguments qui facilitent la récolte de dons.
Il n’empêche : le fait qu’une des régions les plus prospères du monde laisse tomber son soutien à l’une de ses plus prestigieuses universités, ça donne à réfléchir. Sur le plan universitaire, la Californie a deux fleurons : Stanford (privé) et Berkeley (public). Un peu comme HEC et Nanterre (ou la Sorbonne) à Paris. Face à Stanford, puissamment soutenu par les entreprises de la Silicon Valley, Berkeley ne sauvera sa peau que par l’excellence académique. Mais que se passera-t-il demain si un gros donateur, par exemple un industriel, dit que pour équilibrer le budget, il faut supprimer des cours de philo ou de lettres ?
David Thoreau, premier théoricien de la désobéissance civile
Le film de Frederick Wiseman nous invite justement à nous glisser dans une bonne dizaine de cours, d’où la longueur du film. Mais cela en vaut la peine. Dans un cours de socio, le prof commente l’œuvre d’Henry David Thoreau, essayiste américain du XIXe, ancien d’Harvard, amoureux fou de la nature, écologiste avant l’heure qui s’était retiré deux ans pour vivre dans les bois. “On parle toujours partout des vedettes, des stars, jamais des gens ordinaires. Et pourtant ce sont ces derniers qui changent le monde”, professait cet anti esclavagiste, premier théoricien de la désobéissance civile qui a inspiré Gandhi, Tolstoï et Martin Luther King.
L’ancien secrétaire d’Etat au travail de Bill Clinton, Robert Reich, fait une saisissante leçon sur la nuisance des fayots dans les entreprises et en politique : “Je me souviens d’un jour où je suis passé à la télé. Je savais que j’avais été très mauvais. A la sortie tous mes conseillers me félicitaient avec effusion. Il y eut juste une jeune débutante pour se risquer à me dire que je gesticulais trop, pendant que les autres la fusillaient du regard. Je l’ai promue. Souvenez vous en quand vous serez des dirigeants.”
Une prof de littérature commente John Donne, un anglais du XVIIe siècle auteur de poèmes d’amour. Elle lit des extraits parlant de désir, de passage à l’acte, de pénis et d’érection. Travelling sur des étudiantes voilées prenant consciencieusement des notes.
Espérons que toutes ces sortes de cours pourront toujours être financés.
Patrick Fauconnier – Le Nouvel Observateur
*Editor’s note: Quotations, accurately translated, could not be verified.
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