Jusqu’ici, on s’était dit qu’on n’en parlerait pas. Tout ce bruit pour une paire de fesses. Vraiment ? Et puis voilà qu’à cause du Metropolitan Museum of Art (Met) de New York, on a eu envie d’en parler. (Le cheminement est bizarre, on le reconnaît.)
Rapide retour en arrière pour ceux qui n’ont pas suivi.
La bonne vieille routine du Web
Kim Kardashian, starlette de la téléréalité américaine, fait la une du magazine Paper (numéro hiver 2014), de dos. Son fessier imposant est nu, elle regarde l’objectif du Français Jean Paul Goude, l’air très assuré.
Sa bouche ouverte ressemble autant que faire se peut à un sourire, ses cheveux sont tirés en chignon. Elle tient du bout de ses deux mains gantées (de noir) sa robe qu’elle vient d’enlever (noire aussi). Sous son derrière, ce titre :
« Casse Internet
Kim Kardashian »
L’Internet n’a pas été cassé, mais il s’est beaucoup excité. Tous les journaux, ou presque (les exceptions Mediapart et La Croix ?), ont parlé de la photo. Sur Twitter, le postérieur est devenu un mème, ces images qu’on détourne de manière humoristique.
Jusque-là, c’était la bonne vieille routine du Web, brouhaha autour de pas grand-chose. Et puis, le Met a donc tweeté cette boutade :
« Ici au Met, on a des œuvres qui peuvent aussi casser Internet ! A voir dans notre galerie 150. »
Le tout accompagné d’une photo d’une œuvre néolithique, une Vénus callipyge, vieille de 4 500 ans avant Jésus-Christ.
J’ai commencé à réfléchir. A quelles autres œuvres d’art, à quels autres corps me faisait penser celui de Mme Kardashian, ainsi mis en scène ?
Fesses d’esclave
J’ai pensé bien sûr à Saartjie Baartman, surnommée la Vénus hottentote, dont les grosses fesses avaient, comme celles de notre Américaine, fasciné une foule de personnes. Grosse différence : la jeune femme du XIXe n’avait pas choisi cette exhibition. On l’a montrée comme un animal de foire.
Aujourd’hui, en affichant d’elle-même de telles fesses, à une époque où les mannequins anorexiques sont à la mode, Kim Kardashian fait quelque chose de politique. Ce ne serait pas exagéré de dire que son cul nul est un poing levé.
Sur Atlantico, le sociologue Christophe Colera, auteur de « La Nudité, pratiques et significations » (éd. du Cygne, octobre 2008), déclare interviewé :
« La minceur était un attribut des White Anglo-Saxon Protestant (Wasp) pour qui les grosses fesses étaient celles des classes inférieures (des anciennes esclaves, ou des femmes de pays exotiques). »
Caroline Pochon, auteure avec Allan Rothschild du documentaire « La Face cachée des fesses » (2009) dit elle aussi qu’une Kim Kardashian – comme la chanteuse Nicki Minaj par exemple – retourne un stigmate.
Ma main à ton panier
Mais elle invite aussi à la nuance et à la précaution. Réduire les grosses fesses à un particularisme exotique, les comparer à des vénus néolithiques, c’est une certaine lecture de l’Histoire.
« On a trouvé ces statues, mais on ne sait absolument pas ce qu’elles veulent dire. On interroge les objets du passé avec les questions du présent.
Quand la notion de préhistoire a émergé, on a dit : “Corporellement, les femmes noires ressemblent à ces corps préhistoriques.” En temps de colonisation, c’était pratique…
Mais en Occident, il y a toujours eu des femmes très grosses, avec des grosses fesses, on en fait quoi ? C’est un peu l’inconscient collectif qui s’exprime là. »
Elle rappelle que non seulement l’heure n’a pas toujours été au canon des petites fesses mais que les gros ont bien été célébrés – et cite Courbet ou Rubens.
(A ce moment de notre conversation téléphonique, ça y est, j’ai les fesses de Vallotton dans la tête.)
La documentariste pointe enfin que l’idéal féminin du XVIIIe ou du XIXe, c’est par exemple un bon fessier.
« On se rajoutait même des paniers, des “faux culs” . D’où l’expression “la main au panier”. L’idée qu’on exagère le postérieur féminin n’est pas nouvelle. »
Que s’est-il donc passé pour que l’on passe des « faux culs » d’hier au corps féminin d’aujourd’hui, mince ou sans trop de relief ?
Des culs qui se remuent
Pendant la Première Guerre mondiale, les femmes ont dû travailler, même les bourgeoises – dont le corps était auparavant contraint, corseté, presque immobilisé. Et puis, avec la révolution sexuelle… Caroline Pochon :
« Les femmes de la bourgeoisie sont devenues des étudiantes. […] L’air du froufrou, de la jupe longue, c’était vraiment fini.
On en revient sûrement aujourd’hui parce que des choses ont changé, que les femmes ont pu voter, se libérer. […] Mais ce qui est intéressant c’est qu’il y ait plusieurs normes possibles à investir. »
Et voilà comment le popotin de Kim finit de nous monter à la tête. Un peu comme chez Beckett et son « Molloy » :
« On le méconnait, à mon avis, ce petit trou, on l’appelle celui du cul et on affecte de le mépriser.
Mais ne serait-il pas plutôt le portail de l’être dont la célèbre bouche ne serait que l’entrée de service ? »
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