Les invasions barbares
Si Alessandro Baricco était américain, il aurait sans doute ajouté le Super Bowl à la liste des exemples illustrant Les barbares, son «essai sur la mutation» désormais disponible en traduction française chez Gallimard.
Je pensais à cette collection de textes inspirés, d’abord publiés en feuilleton dans le quotidien italien LaRepubblica en 2006 puis réunis en recueil, en regardant le pow-wow annuel du football américain, dimanche dernier.
Que l’on ne s’y trompe pas: j’aime le football comme mon prochain, surtout quand il tient en haleine jusqu’à la fin. N’empêche que le Super Bowl est un cas patent illustrant les thèses de Baricco sur les assauts de la modernité à la culture, dans son sens le plus large. Un événement sportif dont le sport n’est plus qu’une composante parmi tant d’autres, à laquelle beaucoup s’intéressent moins qu’au spectacle de la mi-temps, aux pauses publicitaires ou aux ailes de poulet servies en accompagnement. Alouette!
On compte environ 40 minutes de publicité durant un Super Bowl. En comparaison, pendant l’heure de jeu chronométrée du match, les deux équipes se disputent activement le ballon pendant en tout… 11 minutes! C’est dire à quel point cette foire populaire ne relève pas davantage de la prouesse athlétique que du fantasme publicitaire .
Nombre d’Américains croient, parce qu’on le leur a répété, que le Super Bowl est l’événement sportif le plus suivi au monde (avec ses quelque 125 millions de téléspectateurs). Alors que même un match de la saison régulière de la ligue de soccer espagnole entre le FC Barcelone et le Real Madrid attire parfois un auditoire plus important. Quand on est occupé à s’examiner le nombril…
Pour un Turinois comme Alessandro Baricco, qui regrette l’époque où les joueurs les plus talentueux n’avaient pas à s’encombrer de contraintes dictées par le jeu collectif sur un terrain de foot (celui qui se joue avec le pied), le Super Bowl constitue certainement l’événement «barbare» par excellence. Son incarnation même. L’illustration la plus éloquente de l’invasion du sport par les marchands du Temple.
La culture avec un grand C, la culture classique telle qu’on la connaît, a-t-elle été saccagée par les barbares? se demande l’auteur de Soie et d’Océan mer. Il pose la question pour aussitôt y répondre, mais évite toutefois l’écueil de la thèse défaitiste sur la déroute de notre civilisation. Avec beaucoup d’esprit et humour, l’écrivain et philosophe se défend d’écrire «contre» les barbares, mais bien «sur» eux, en s’identifiant à leur mode de vie et en le défendant même à bien des égards.
Barbare. Le terme n’en est pas moins péjoratif pour Baricco. Il signifie inculte, vulgaire, béotien. Dans l’esprit de l’essayiste, il nous désigne tous, de manière générale. Nous, Occidentaux, qui surfons de plus en plus sur des connaissances générales et grappillons à gauche et à droite de façon superficielle des éléments de culture pour nous les approprier. Nous tous qui suivons docilement la hiérarchie imposée par les algorithmes de Google, sans nous poser davantage de questions. Si Google suggère tel site pour vérifier les cotes d’écoute du Super Bowl, ce doit être le meilleur…
La vision de Baricco n’est heureusement pas celle d’un puriste, même s’il verse parfois lui-même du côté de la nostalgie (en parlant de soccer, notamment). Son essai, qui évite les lieux communs et autres poncifs, a suscité la polémique à sa sortie en Italie. Peut-être parce qu’on lui a prêté des intentions manichéennes.
Sa thèse, originale, se résume bien, à mon sens, dans l’exemple qu’il donne sur l’évolution du vin. Un jour, il n’y a pas longtemps, nous nous sommes tous mis à apprécier le vin californien. Un vin qui ne se fait généralement pas prier pour livrer ses plaisirs et qui, d’un millésime à l’autre, varie beaucoup moins qu’un vin français ou italien. Certains viticulteurs du Vieux Continent se sont même mis à produire du vin comme leurs confrères californiens, identifiant clairement les cépages sur leurs étiquettes. Le monde à l’envers.
Baricco ne nie surtout pas les bienfaits de la modernité et des nouvelles technologies. Il s’intéresse aux mutations et constate que le rapport de l’homme à l’art, par exemple, a beaucoup changé. Ce musicologue, auteur du célèbre monologue Novecento: pianiste, rappelle que chaque époque a imposé son goût du jour.
Le génie désormais incontesté de Beethoven n’a pas été reconnu d’emblée par la critique, qui voyait d’un mauvais oeil l’évolution de la musique classique vers le romantisme. Ce que la critique a dit en 1824 de la 9e Symphonie de Beethoven – qu’elle était vulgaire, racoleuse, indigne de la grande musique qui l’avait précédée -, c’est ce que d’autres disent des nouveaux courants musicaux aujourd’hui.
À la même époque, rappelle Baricco, le roman était considéré comme un loisir futile, voire un danger potentiel, en particulier pour les femmes. Aujourd’hui, on lit davantage, même si on lit surtout autre chose que de la littérature dite classique. L’art n’est plus réservé aux initiés, mais a été livré aux masses, qui le consomment le plus souvent en coup de vent, s’attardant au plus spectaculaire. Au suivant!
Mais qu’y a-t-il de plus spectaculaire, se demande Baricco, que le style de Marcel Proust? Y a-t-il une forme d’art plus spectaculaire que le cinéma, «forme d’expression privilégiée de la culture barbare [? C’est] de lui que descendent la télévision, les vidéoclips, les jeux, etc.».
Ce qui définit les barbares selon Alessandro Baricco? «C’est un schéma mental, admettez-le. Une transhumance du sens vers les régions périphériques de l’accessoire.» Il est difficile de le contredire. Et de ne pas s’y reconnaître. Surtout en regardant le Super Bowl…
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.