High-tech américaine : une arme de domination massive
BENOIT GEORGES
Microprocesseur, Internet, Google Car… de nombreuses innovations ont été initiées ou soutenues par le département américain de la Défense. Dans un XXI e siècle dominé par le numérique, cela donne aux Etats-Unis un avantage ¬concurrentiel ¬considérable.
Par Benoît Georges Chef du service Idées et débats
Avez-vous déjà entendu parler de Palantir Technologies ? Probablement pas. Pourtant, cette start-up spécialiste du Big Data a été cofondée il y a plus de dix ans par une star de la Silicon Valley, Peter Thiel, également à l’origine de PayPal et l’un des premiers investisseurs de Facebook. Mieux encore : selon le « Wall Street Journal », Palantir vaudrait aujourd’hui 15 milliards de dollars , ce qui en ferait l’une des start-up non cotées les mieux valorisées au monde, derrière le fabricant de smartphones Xiaomi et la plate-forme Uber.
Malgré cela, Palantir ne communique quasiment jamais, loin des excès habituels des jeunes pousses californiennes. Raison de cette discrétion : ses algorithmes sont utilisés par la NSA, le FBI ou la CIA pour exploiter d’immenses quantités de données en recherchant les liens entre elles, par exemple dans la lutte contre le terrorisme – ils auraient notamment servi à traquer Oussama ben Laden. La CIA ne se contente d’ailleurs pas d’être un de ses clients : elle est aussi son principal financeur, à travers son fonds de capital-risque In-Q-Tel.
Le garage et le porte-avions
Palantir est la dernière d’une ¬longue liste d’entreprises high-tech qui ont dû leur existence, et leur prospérité, aux subsides de l’armée et du renseignement américains. Loin des clichés des rebelles chevelus inventant l’ordinateur personnel dans les années 1970 (Apple) ou des étudiants un peu « nerds » fondant les nouveaux rois de l’Internet (Google, Facebook), la Silicon Valley n’aurait jamais connu l’essor qui est le sien sans l’appui des militaires, qui dès la fin de la Seconde Guerre mondiale ont inondé de contrats et de subventions les pionniers de l’informatique. Comme le résume Pierre Bellanger , auteur du livre « La Souveraineté numérique » (Stock, 2014) : « On s’émerveille devant des start-up qui seraient nées dans des garages, mais on oublie de dire que le garage se trouve en fait sur un porte-avions ! »
Walter Isaacson, biographe officiel de Steve Jobs, revient longuement dans son dernier essai (« The Innovators », Simon & Schuster, 2014) sur la naissance de ce qu’il appelle le « complexe militaro-industrio-académique ». Isaacson en attribue la paternité à un seul homme, Vannevar Bush, qui fut à la fois ingénieur en électronique, entrepreneur (il cofonda le géant des systèmes de défense Raytheon) et chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Conseiller scientifique du président Roosevelt pendant la guerre, Vannevar Bush rédigea à sa demande, en 1945, un rapport intitulé « Science, The endless frontier ». Sa conviction ? La recherche fondamentale est « absolument essentielle à la sécurité nationale », mais aussi « à la sécurité économique », car elle améliore la compétitivité des entreprises. Chercheurs, acteurs privés et militaires doivent donc travailler ensemble. Ce rapport entraînera la création de la National Science Foundation, chargée d’allouer des crédits de recherche fédéraux. « La NSF et le département de la Défense (…) devinrent vite les premiers financeurs de la recherche, dépensant autant que les industriel privés entre les années 1950 et les années 1980 », écrit Isaacson.
Du processeur à la Google Car
Soixante-dix ans après le rapport de Vannevar Bush, la liste des innovations dues au « complexe militaro-industrio-académique »ressemble à un catalogue de la high-tech américaine. Le transistor au silicium, qui donna son nom à la Silicon Valley, a été mis au point par Fairchild Semiconductors, dont l’armée fut le premier client – ses meilleurs ingénieurs partirent ensuite fonder Intel. Quant à Internet, il n’aurait jamais existé sans la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), l’agence du Pentagone créée en pleine guerre froide pour stimuler l’innovation face à la menace soviétique. Même l’inoffensif Siri, le système d’assistant vocal de l’iPhone d’Apple, a été mis au point grâce à des financements de la Darpa par SRI International, un « spin off » de l’université Stanford.
Mais c’est Google qui rassemble aujourd’hui le plus de proches de la Darpa. Vinton Cerf , vice-président et « Chief Internet Evangelist » du groupe, travailla avec l’agence du Pentagone pour mettre au point le protocole de base d’Internet, TCP/IP. La Google Car est issue du ¬concours de voitures autonomes Darpa Grand Challenge et la start-up de robotique Boston Dynamics, rachetée par Google en 2013, fut longtemps financée par l’agence. Le groupe de Mountain View a même embauché l’ancienne directrice de la Darpa, Regina Dugan, pour piloter une équipe chargée des projets avancés.
Un enjeu de souveraineté
Bien sûr, les Etats-Unis ne sont pas le seul pays où militaires et industriels ont pris l’habitude de travailler ensemble sur des technologies de pointe. Mais la particularité américaine est que ces : le numérique, et notamment les plates-formes d’échange et de stockage de données. L’affaire Snowden, en juin 2013, a servi de révélateur : si les services secrets ont pu accéder massivement aux informations de pays étrangers, c’est parce que ¬celles-ci étaient hébergées sur les serveurs d’entreprises américaines et que le département de la Défense, dont dépend la NSA, est passé maître dans l’exploitation de ces technologies.
Depuis, de nombreuses voix en France et en Europe soulignent l’urgence de retrouver une souveraineté numérique. Mais, faute d’entreprises de taille mondiale dans les plates-formes du Net (moteurs de recherche, réseaux sociaux, systèmes d’exploitation, cloud…) , les chances de regagner le terrain perdu depuis 1945 semblent aujourd’hui bien minces.
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